# 247 / Edito

Jürgen Habermas est sans conteste le plus grand penseur de la reconstruction de l’Europe, de l’éclaircissement de ses fondements normatifs établis après 1945, et de sa définition comme entité supranationale qui a su faire de la défense des droits des individus et des minorités, ainsi que de la justice internationale, son impératif indérogeable. En particulier, sa critique acharnée des nationalismes se nourrit d’une mémoire vive du gouffre qu’a représenté la Shoah. Sommes-nous à la fin de ce cycle historique ? L’analyse magistrale que Habermas nous livre ici procède par focalisation sur l’Europe à partir de la nouvelle situation mondiale dont la guerre en Ukraine est le révélateur et le lieu d’épreuve actuel. Mettre un terme à cette guerre est l’urgence du moment. Reste toutefois la question fondamentale. Comment, dans une situation d’affaiblissement global de l’Occident, de liquidation de la démocratie au pôle américain, et de résistances nationales persistantes des pays européens, à commencer par l’Allemagne, à avancer en direction de l’intégration politique, peut-on imaginer l’avenir ? C’est sur une Europe affaiblie, minée par les populismes de gauche et de droite, liée à son corps défendant à la puissance américaine dans le moment où celle-ci tourne le dos à ses principes fondateurs, que cet avenir est suspendu. Si le pessimisme prospère alors, le renoncement ne nous est pas permis. Car ce qui est chaque jour plus improbable n’en est pas moins vital pour nos formes de vie, individuelles et collectives, en tant qu’elles sont fondées sur une constitution normative de l’Europe qui mérite d’être maintenue.

Benjamin Balint est connu des lecteurs français pour son remarquable ouvrage sur Kafka, Le dernier Procès de Kafka (La Découverte, 2020), récit pionnier de la saga judiciaire qui s’est jouée en Israël autour des manuscrits de Franz Kafka. Poursuivant son exploration des grands écrivains juifs, de leur présence vive dans notre monde contemporain et de la question du « legs » collectif, Benjamin Balint a publié en 2023 un livre stupéfiant, à la croisée de la biographie, de l’histoire culturelle et du récit littéraire, sur l’écrivain et artiste Bruno Schulz. Dans Bruno Shultz: An Artist, a Murder, and the Hijacking of History, on découvre la postérité fascinante d’une partie de son œuvre : des fresques peintes dans les chambres d’enfants d’un officier nazi, redécouvertes, puis « sauvées » par des agents israéliens et exposées à Yad Vashem. Léa Veinstein a échangé pour K. avec Balint depuis Jérusalem — en attendant que ce nouvel opus soit traduit en français.

De l’intégration à la nation magyar à la fuite en Angleterre pour échapper à la montée de l’antisémitisme : c’est le parcours familial, celui de sa grand-mère maternelle, que retrace Stephen Pogany. Entre espoir d’émancipation, exil et désillusion, c’est une bribe de l’histoire juive européenne du début du XIXe siècle qui se dévoile dans ce récit.

Il n’est pas possible de délier la crise que vivent les Juifs de celle que vit l’Europe — et cette dernière vient de prendre un tour décisif. Dans ce texte, prononcé le 19 novembre à Munich, Jürgen Habermas dresse un constat sans appel : l’Amérique qui incarnait une certaine idée de l’Occident n’existe plus. Ce qui s’y déroule — purge de l’exécutif, neutralisation du droit, silence d’une société civile qui réserve son indignation à d’autres causes — est un changement de régime légitimé par les urnes. Pour l’Europe, prise dans une alliance qui a perdu sa cohérence normative, il est temps de tirer un bilan, pour amer qu’il soit, sans perdre toutefois espoir.

Poursuivant son exploration des grands artistes juifs, de leur présence vive dans notre monde contemporain et de la question de leur « legs » collectif, Benjamin Balint a publié un livre stupéfiant sur Bruno Schulz. On y découvre la postérité fascinante d’une partie de son œuvre : notamment des fresques peintes dans les chambres d’enfants d’un officier nazi, redécouvertes, puis « sauvées » par des agents israéliens et exposées à Yad Vashem. Mais qui était Bruno Shultz ?

Retraçant le parcours de vie de sa grand-mère maternelle, Stephen Pogany nous propose une plongée dans l’univers juif hongrois du début du XXe siècle. Avec la Première Guerre mondiale, l’époque bascule et les espoirs s’effondrent : du fait de la montée de l’antisémitisme, les juifs intégrés à la nation magyar sont jetés dans les ornières de l’histoire.

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Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.

La revue a reçu le soutien de la bourse d’émergence du ministère de la culture.