# 131 / Edito

En 1941, près de 600.000 juifs vivaient en Galicie orientale – territoire qui correspond à l’Ukraine de l’Ouest actuelle. Dès le début de l’opération Barbarossa, le22 juin 1941, la violence génocidaire s’y déchaine. Dans Le pacte antisémite. Le début de la Shoah en Galicie orientale (Éditions Passés/composés), Marie Moutier-Bitan cherche à saisir la logique d’un moment où tout bascule en quelques semaines à peine. Concentré dans l’espace et dans le temps (22 juin – 11 juillet, date de la fin du pogrom de Ternopil), le livre étudie les mécanismes qui ont immédiatement conduit à l’extermination dans cette région et laisse le lecteur sidéré par la vitesse du passage à l’acte – rendue possible par l’initiative laissée à la population locale, libre de participer ou non au massacre des juifs. L’enquête, qui est menée « à hauteur d’homme, au ras du sol », se poursuit ensuite jusqu’à aujourd’hui. L’historienne, avec qui nous nous entretenons dans K. cette semaine, a en effet effectué environ 25 voyages pour rencontrer les derniers témoins, essentiellement des anciens « voisins » qui vivent encore dans les villages où les juifs ont disparu. Dans son livre, le récit des faits qui se sont déroulés hier se réfléchit dans la mémoire locale, trouée, constamment évolutive et instrumentalisée au gré des événements politiques qui aujourd’hui secouent la région.

Historiquement, les juifs se sont donnés les moyens de vivre sous deux législations, leur loi propre, nommée halakha, et la loi du pays de leur pays de résidence. L’adage « La loi du Royaume est la loi » (dina de-malkhouta dina) formulé dans la Michna signalait précocement la nécessité pour les juifs de se soumettre à la loi édictée par le roi étranger, souverain dans son domaine, et la loi de Moïse (torath moché) avec laquelle il ne fallait pourtant pas transiger. L’accommodement, parfois instable, depuis l’avènement de la modernité politique, depuis qu’une seule loi civile s’impose à tous y compris aux juifs désormais citoyens de leurs États, n’a fait qu’exacerber les contradictions potentielles entre les deux sphères – y compris en Israël qui, en matière de statut personnel, a concédé au rabbinat un monopole, tout en ménageant les recours devant la Cour suprême qui juge à partir des critères d’un État laïc. Le texte d’Astrid von Busekist, à travers les affaires de get, montre cependant que la collision entre les deux sphères législatives n’est pas nécessairement frontale, surtout dans le monde nord-américain, où des mécanismes de coopération entre loi civile et loi rabbinique se sont imposés, rendant la vie juive traditionnelle non seulement possible, mais positivement infléchie par le principe d’égalité auquel il revient à chaque citoyen de consentir.

La semaine dernière, le Président tunisien Kaïs Saïed – qui, en mai dernier, n’avait pas daigné qualifier d’antisémite l’attentat récent et meurtrier de la Ghriba – a déclaré, à propos du cyclone subtropical méditerranéen Daniel, provoquant des inondations dévastatrices en Libye, que « le nom de Daniel a été choisi, car le mouvement sioniste s’est infiltré, laissant les esprits et toute réflexion dans un coma intellectuel total ». Avec ses propos, la Tunisie tombe dans un discours politique complotiste et antijuif qui met à mal sa petite communauté. La rumeur diffusée par le Rais n’est pas sans rappeler celle dont fut victime la communauté de Bizerte en 1961. Le sauvetage des Juifs de la ville, accusés de trahison au profit de l’armée française, par le Mossad avec l’appui incertain des autorités gaullistes, nous avait été raconté, documents et témoignages inédits à l’appui, par Agnès Bensimon. Aussi, nous republions « Fuir Bizerte, quitter la Tunisie », qui relate l’un des débuts de la fin pour les juifs de Tunisie, lâchés et pointés du doigt.

Entre 2009 et 2020, Marie Moutier-Bitan effectue, avec l’association Yahad-in Unum, environ 25 voyages dans les anciens territoires de l’Union soviétique. Son enquête de terrain s’attarde particulièrement en Galicie orientale, aujourd’hui l’Ukraine de l’Ouest, où l’auteure du Pacte antisémite tente de déceler les mécanismes du passage à l’acte qui ont mené à l’extermination des Juifs dans cette région, transformant, en l’espace de quelques semaines, les Juifs en victimes et leurs voisins en bourreaux.

Le get, pièce maîtresse du divorce traditionnel, est un acte juridique particulièrement sensible qui semble aujourd’hui concentrer la tension la plus vive entre loi civile et loi juive. Faut-il y lire un lieu d’affrontement ? Astrid von Busekist y voit davantage le lieu de composition d’un pluralisme légal, capable d’honorer la liberté des pratiques religieuses tout en l’infléchissant en direction d’une reconnaissance du principe général d’égalité de tous. 

Le départ des Juifs de Tunisie, généralement associé aux conséquences de la guerre des Six Jours, prend en fait racine dans un conflit tuniso-français, celui de la crise de Bizerte, en 1961. L’accusation de trahison formulée à l’encontre des Juifs de Bizerte, puis leur sauvetage in extremis inaugure le mouvement de départ, provoquant la disparition rapide de la présence juive dans le pays.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.