Entretien avec Diana Pinto

Diana Pinto est la fille de parents juifs italiens. Elle a fait ses études aux États-Unis (Harvard) et réside depuis longtemps en France. Son autobiographie, Entre deux mondes (Odile Jacob Paris) témoigne de ses appartenances multiples. Après la chute du mur, son travail s’est concentré sur le renforcement de la démocratie pluraliste au sein de l’Europe alors reconfigurée. Elle a été consultante au sein du Conseil de l’Europe et la rédactrice en chef de Belvédère, une revue française paneuropéenne. Diana Pinto a beaucoup écrit sur les implications politiques de la présence juive dans l’Europe d’après 1989[1]. Elle donne pour K. une réflexion ample et panoramique, qui traverse facilement les frontières, et où la situation du judaïsme européen est pensée au sein du monde juif dans son ensemble.

Diana Pinto © Diana Pinto

 

Dès la fin des années 1990, j’avais entendu parler et lu des rapports auxquels Diana Pinto contribuait concernant la situation des Juifs dans l’Europe d’après 1989, et j’ai toujours eu le sentiment qu’à travers son point de vue d’intellectuelle et d’historienne, spécialiste de l’Europe contemporaine et activement impliquée dans des instances qui n’avaient pas de liens directs avec le monde juif et ses enjeux, j’avais accès à une réflexion qui me faisait « sortir des sentiers battus ». Mais je n’ai rencontré Diana Pinto pour la première fois que lors de la conférence présidentielle de 2013 à Jérusalem, quelques mois après avoir lu la version française de son essai « Israël a déménagé » – qui, à mon avis, demeure l’une des contributions les plus exactes et nuancées de la situation contemporaine en Israël. Tout en la félicitant pour sa réussite, j’ai eu le courage de lui dire que j’avais quelques commentaires ou corrections à apporter à certaines affirmations soutenues dans son livre. Diana a eu l’amabilité de m’inviter à échanger sur ces commentaires avec elle par courrier électronique. Il s’en est suivi une correspondance soutenue, au cours de laquelle j’ai eu l’occasion de lire son article sur le malentendu entre l’Europe et Israël concernant la notion de « Plus jamais ça »[2] – un travail de recadrage d’une importance fondamentale qui m’a aidé à redéfinir pour moi-même une grande partie de la sémantique entourant le travail que je mène en tant qu’avocat et activiste social en Israël (auquel j’essaie de donner une pertinence à la fois par rapport à mon héritage religieux et à mon héritage européen). Depuis lors, Diana Pinto et moi partageons régulièrement des points de vue, des moments d’inquiétude et d’espoir. J’ai eu l’occasion de l’emmener sur le « terrain » en Israël – notamment dans le sud de Tel Aviv pour mieux comprendre les complexités entourant la présence de migrants et de réfugiés non-juifs en Israël, et aussi dans le Gush Etzion pour assister à la surprenante coopération entre colons juifs et activistes palestiniens. Son mélange de rigueur intellectuelle et de générosité humaine est pour moi toujours éclairant.  – Jean-Marc Liling.

 

Jean-Marc Liling : Avant de commencer l’entretien à proprement parler, je voudrais me situer. J’ai quitté l’Europe – Paris – pour Israël il y a plus de 25 ans, afin de construire ce pays et d’être construit par lui[3] et, peut-être, mon histoire est-elle un bon exemple d’aliyah réussie. Il me semble donc un peu incongru d’apporter ma voix à un article sur les Juifs et le judaïsme en Europe – une réalité que j’ai laissée à mon passé et qui m’affecte peu dans ma vie quotidienne de Juif israélien. Pourtant, j’ai bien conscience qu’un grand nombre d’éléments qui font partie intégrante de mon expérience de juif en Israël sont un héritage de l’Europe : mon judaïsme ashkénaze, oscillant sans cesse entre une pratique religieuse et une compréhension séculaire de la société politique; le goût que j’ai pour les textes hassidiques qui illuminent mes horizons ; les réflexions requises pour penser un État-nation comme l’est Israël dans la constitution d’une identité forte, généreuse et accueillante – y compris vis-à-vis des étrangers qui ne font pas partie du groupe national (juif) majoritaire ; l’accent mis sur une langue nationale (l’hébreu) comme base d’une identité commune ; la transmission d’une l’angoisse existentielle qui est le résultat d’un antisémitisme séculaire et des blessures indélébiles de la Shoah ; l’influence européenne même sur les Juifs israéliens d’origine nord-africaine ou moyen-orientale qui ont grandi sous l’influence des puissances coloniales européennes ; les divisions politiques entre la gauche et la droite, entre les libéraux et les socialistes… Toutes ces tendances, questions et contradictions, et bien d’autres encore, sont fondamentalement des héritages européens qui trouvent leur expression, à la fois dynamique et chaotique, dans l’Israël contemporain.

Diana Pinto : Je vais vous donner également quelques éléments sur mon parcours, pour mieux vous expliquer d’où vient ma manière de voir le monde en tant que juive. Je suis née à Paris en 1949, je viens d’une famille juive italienne, j’ai été élevée et éduquée aux États-Unis, avec des retours constants en Italie, avant de m’installer finalement en France. J’ai donc grandi dans l’Amérique des années soixante où les Juifs s’étaient finalement intégrés dans la société américaine d’une manière optimiste et confiante, ce qui a beaucoup influencé mon identité juive. Pour moi, être juif, c’était bien autre chose que me référer à la Shoah (qui était à peine mentionnée en Amérique pendant ma jeunesse). Je me sentais également beaucoup plus « européenne » que simplement italienne ou française. Je me souviens que chaque fois que je retournais en Italie dans ma jeunesse, j’avais le sentiment que ses Juifs y étaient « silencieux », repliés sur eux-mêmes et très absents de la scène nationale. Le seul thème qui comptait était Israël. Alors que dans l’Amérique où j’ai grandi, avant 1967, Israël n’était pas une référence cruciale. La richesse de la vie juive en Europe après la chute du mur de Berlin contrastait avec son peu de visibilité lors de ma jeunesse. Cela a contribué à expliquer mon intérêt pour la nouvelle présence juive dans l’Europe d’après 1989, tout autant que mes espoirs pour l’Europe tout entière [1]. Compte tenu de nos parcours respectifs, nous allons donc nous engager dans un dialogue « astigmatique », et je trouve toujours que ces rencontres sont les plus intéressantes…

J-M.L. : Je vous pose d’emblée la question qui m’importe : que reste-t-il d’un héritage pluriel – avec toutes ces couches dont je donnais un aperçu plus haut – au sein du judaïsme européen aujourd’hui ? Les juifs sont les acteurs d’un petit mais vieux peuple porteur d’une mémoire ancestrale – d’une sagesse (?) – qui a toujours su se réinventer de manière dynamique pour survivre tout en imaginant sans cesse de nouveaux modes d’expression… Mais que reste-t-il de cette multiplicité produite au cours des siècles ? Et puis les Juifs d’Europe ont-ils encore quelque chose à apporter au monde juif en général, et peut-être plus globalement aussi au monde non-juif ?

D.P. : Tout d’abord, du point de vue de la sémantique, nous avons ici affaire à une expression lourdement chargée. « Juifs d’Europe »… Pour la plupart, aujourd’hui dans le monde juif considéré dans son ensemble, l’expression « Juifs d’Europe » fait soit référence à un monde perdu, celui qui précède la Shoah, soit à des communautés juives menacées et en déclin. L’expression se réfère rarement à une vie juive contemporaine dans la multiplicité de ses identités et qui a ses particularités selon les différentes régions d’Europe. Pour des raisons liées aux développements internes du monde juif et à l’évolution de l’Europe elle-même, la réponse à votre question ne peut être que très complexe. Lorsque j’ai commencé à écrire, après la chute du mur de Berlin, sur une éventuelle nouvelle « identité juive en Europe », il était encore logique de parler des Juifs de l’Europe de l’après-guerre comme d’une entité cohérente, avec ses deux générations, composées de parents et d’enfants qui, après la Shoah, s’épanouissaient après de longues années de silence en Europe occidentale et de répression en Europe orientale. Trente années se sont écoulées depuis et il n’est plus possible de réduire soixante-quinze ans de vie juive en Europe à un simple phénomène « d’après-guerre » ou post-Shoah.

J-M.L. : Et parallèlement, le terme même d’ « européen » a radicalement changé…

J’allais y venir. Après 1989, ce terme d’ « européen » faisait retentir l’écho d’un avenir plein d’espoir et de promesses. Un continent était enfin réunifié qui pouvait se faire une place dans le monde en faisant entendre un puissant « plus jamais ça » fondé sur les réconciliations nationales et une intégration à part entière de la Shoah dans la mémoire collective de l’Europe. Or, de nos jours, le terme « Europe » ne suscite plus la même passion et fait principalement référence à une bureaucratie froide et à un ensemble de valeurs communes, certes, mais qui apparaissent menacées, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Dans ce contexte, il n’y a aucune raison pour que les Juifs soient « plus européens » que les Européens, et la notion de « judaïsme européen » a donc perdu de son pouvoir symbolique – il s’agit désormais d’une notion essentiellement géographique. J’ajouterai que les Juifs d’Europe d’après 1989 sont également « responsables » de l’inexistence d’une référence européenne: ils pouvaient tous justifier leur présence à l’intérieur de leurs propres pays après la Shoah, mais pas celle de leurs voisins juifs ailleurs dans les grands pays d’Europe. La question – « comment les Juifs peuvent-ils encore vivre en… »  – est passée des Juifs britanniques qui ne pouvaient pas comprendre la vie juive sur le continent européen, aux Juifs français qui ne pouvaient pas accepter l’idée que des Juifs vivent dans l’Allemagne d’après-guerre, aux Juifs allemands qui ne voulaient pas entendre parler d’une nouvelle présence juive en Pologne et aux Juifs de Pologne qui regardaient avec pitié les Juifs d’Ukraine…

On peut considérer cela comme une évolution saine, la vie juive en Europe est devenue très diversifiée, multiple et même assez divisée – le regroupement de l’après-guerre sous un seul toit religieux et culturel juif, souvent par peur, a disparu. Lorsque j’insiste sur la diversification de la vie juive européenne, je ne pense pas en premier lieu à un changement d' »ethnies » (comme les sépharades nord-africains en France ou les Russes en Allemagne), mais plutôt à la variété croissante des manières « d’être et de se sentir juif ». Les différences qui comptent le plus aujourd’hui sont liées au choix d’appartenance religieuse (ultra-orthodoxe, orthodoxe, conservatrice et libérale) : au degré d’observance religieuse au sein de chacune de ces traditions ; au rôle attribué aux femmes et accepté par elles au sein de chacune de ces dénominations (et je suis tout à fait consciente qu’il y a des changements majeurs au sein de l’orthodoxie sur ce point) ; à l’identification culturelle/historique/philosophique avec le judaïsme au-delà de la synagogue, particulièrement dans le domaine des études juives ; à la relation avec les institutions communautaires (allant de l’acceptation à la rébellion, en passant par le manque total d’intérêt, voir même la préférence pour une auto-définition de l’être « juif » au sein de la société au sens large) ; à l’engagement politique en tant que juifs, quel que soit le camp – principalement en ce qui concerne Israël. Ces divisions sont de nos jours beaucoup plus importantes que les origines géographiques, surtout si l’on considère le taux de « mariages mixtes » entre les différents groupes juifs, sans parler des « mariages mixtes » avec les non-juifs…

 

Judaïsme religieux / Judaïsme culturel

 

J-M.L. : Vous évoquez ici les différences d’appartenance religieuse et d’observance dans le monde juif d’aujourd’hui. Seriez-vous d’accord pour dire que les juifs européens sont globalement plus « séculiers » que les juifs vivant en Israël et en Amérique du Nord ? Si oui, pourquoi ? Est-ce lié au zeitgeist européen ?

D.P. : Je ne suis pas sûre que ce soit le cas. Il y a eu un retour à une pratique religieuse sérieuse parmi les juifs européens (pas seulement une simple pratique occasionnelle). Je peux le constater parmi les amis de mes fils. Ceux qui sont religieux le sont beaucoup plus profondément que leurs pères ou grands-pères – et je ne parle pas ici des ultra-orthodoxes qui, soit dit en passant, ont trouvé de nouveaux adeptes issus de familles auparavant non religieuses. L’Europe, compte tenu de son histoire de conflits religieux, est certes plus laïque que l’Amérique dont la devise est     « In God We Trust », mais cela ne signifie pas que les Juifs d’Europe sont plus laïques ou plus religieux que leurs homologues américains ou israéliens. L’une des principales caractéristiques du monde juif actuel est qu’il est divisé selon des lignes conceptuelles qui traversent toutes ses frontières, y compris Israël.

J-M.L. : Pourtant, ne diriez-vous pas que le judaïsme européen est destiné à donner une expression plus « culturelle » du judaïsme mondial ? Et si oui, quels pourraient être ces éléments constitutifs d’un tel « judaïsme culturel » ? Les communautés juives européennes peuvent-elles prospérer sans références à la « bibliothèque juive » ou à une langue juive commune (yiddish, hébreu, etc.) ?

D.P. : Ce à quoi vous faites sans doute référence en parlant de « judaïsme culturel » est florissant dans les trois pôles du monde juif (Israël, Europe, Amérique du Nord), et l’Europe n’est pas un leader sur ce front. On trouve sans doute, dans les pays européens, plus d’intellectuels juifs contribuant au débat public généraliste qu’en Amérique, mais le « judaïsme culturel » a en fait beaucoup plus de voix significatives en Amérique – considérez une revue comme Tablet, par exemple. Les contributions juives européennes peuvent être plus fortes dans le domaine de l’histoire, de la littérature (pas dans un sens juif ethnique, comme aux États-Unis ou dans la littérature nationale israélienne), ou dans celui de la mémoire créative de cette histoire (voyez le film hongrois 1945, par exemple, dont le scénario a été écrit par deux juifs hongrois, Gabor Szanto et Ferenc Torok).

En ce qui concerne les éléments constitutifs d’un judaïsme culturel européen, je ne pense pas que les Juifs ultra-orthodoxes d’Anvers ou d’ailleurs se soucient beaucoup de la « bibliothèque juive », mais tous devraient le faire. Pour moi, une telle bibliothèque serait constituée d’un vaste assemblage de connaissances talmudiques et de littérature philosophique, d’histoire, de culture, voire de cuisine, et surtout, permettrait de QUESTIONNER et d’évaluer l’interaction entre ces sources juives et les contextes nationaux dans lesquels elles ont évolué. À cet égard, l’Europe a la chance de compter des éditeurs et des entrepreneurs culturels non juifs qui ont pris cette tâche à cœur et diffusent de facto la pensée et les traditions historiques juives au sein de la société. La « bibliothèque juive » est cruciale dans les trois pôles de la vie juive, y compris en Israël où les « vieux » classiques de la littérature, de l’histoire et de la philosophie ont été trop minimisés par les sionistes radicaux, lesquels ont condamné tous les écrits de la « diaspora aliénée », à l’exception de ceux qu’ils considéraient comme des précurseurs du sionisme. À cet égard, les départements d’études juives jouent un rôle important dans la formation des Juifs (et des non-Juifs) aux principaux textes culturels et historiques juifs en Europe et en Amérique. Davantage d’Israéliens devraient également étudier ces thèmes.

 

Les dilemmes qui apparaissaient autrefois propres aux Juifs européens sont aujourd’hui devenus des préoccupations pour les Juifs partout dans le monde.

 

Sur la question des langues juives, le temps est venu d’appeler un chat un chat. Ni les anciennes langues vernaculaires comme le yiddish ou le ladino ne peuvent unifier le monde juif, ni d’ailleurs l’hébreu. En dehors d’Israël, trop peu de gens le parlent. Il serait embarrassant de tester les juifs éminents (leaders communautaires, intellectuels, juifs dans leur ensemble) sur ce point. Il est bon que les Juifs aient quelques notions de la langue – également pour les prières – mais l’hébreu est une langue trop complexe et historiquement multidimensionnelle pour être facilement accessible. Rares sont les non-Israéliens capables de lire les textes sacrés juifs de manière critique, ou la littérature israélienne moderne en hébreu, d’ailleurs. Ils le feront dans leur langue maternelle, ou en anglais si nécessaire. L’anglais reste la langue du « réseau » lorsque les Juifs se réunissent. Quant aux langues anciennes, je suis tout à fait favorable à leur survivance, ne serait-ce que pour accéder au vaste trésor culturel qu’elles ont produit, mais cela restera toujours une quête culturelle et linguistique limitée aux aficionados. Le fait est que depuis l’émancipation au XIX° siècle, les Juifs ont réussi à rester Juifs sans langue unificatrice.

J-M.L. : Pourtant, quelles pourraient être les caractéristiques spécifiques aux Juifs européens et à leurs communautés qui les rendent différents de leurs pairs ailleurs dans le monde ?

D.P. : Il va sans dire qu’être juif en Europe n’est pas tout à fait la même chose qu’être juif en Australie, en Amérique ou en Israël. Partout en Europe, on est physiquement confronté à la présence ou à l’absence (parfois reconstituée) du long passé juif sur le continent, qui remonte aux origines de l’Europe. Une telle présence suscite des interrogations et constitue une source de contacts positifs avec les non-juifs qui occupent le même espace culturel. Cela dit, il est important de souligner qu’au cours de la dernière décennie, les Juifs du monde entier (y compris les Israéliens) se sont rapprochés les uns des autres parce qu’ils sont confrontés aux mêmes modes de vie, aux mêmes divisions, aux mêmes défis, et qu’ils sont également divisés dans les trois pôles géographiques sur les questions du populisme, des valeurs démocratiques et des droits de l’homme.

Si je voulais être provocatrice, je dirais que les dilemmes qui apparaissaient autrefois propres aux Juifs européens sont aujourd’hui devenus des préoccupations pour les Juifs partout dans le monde. Tout d’abord, la question de l’antisémitisme. Autrefois, les Juifs américains s’inquiétaient de ce problème pour les Juifs du monde entier, à l’exception des Juifs américains, réputés vivre dans un pays béni par l’absence d’antisémitisme. La situation a changé. L’antisémitisme a maintenant frappé l’Amérique avec force (il a toujours été présent historiquement mais les générations d’après-guerre ne l’ont pas remarqué). Cette question touche également les Israéliens, dont la promptitude à souligner que l’antisionisme ne peut être qu’un masque pour l’antisémitisme indique une préoccupation quant à la manière dont Israël et les Israéliens sont perçus dans le monde, surtout lorsqu’ils sortent de leurs propres frontières. Ensuite, la question des mariages mixtes et de leurs conséquences à long terme est aujourd’hui une question partagée, paradoxalement jusqu’en Israël, où elle est se pose par rapport à la diaspora israélienne et à l’impossibilité des mariages civils. Une autre question commune aux Juifs du monde entier est de savoir comment faire face aux conséquences à long terme de la mémoire de la Shoah, maintenant que la disparition de ses survivants l’a rendue de plus en plus   « abstraite » pour tous, y compris pour les Juifs d’Europe. Un problème additionnel est de savoir comment les Juifs se positionnent dans les nouveaux débats sur l’identité au sein des pays démocratiques – les liens avec les Noirs et d’autres groupes minoritaires et leurs demandes sont désormais un problème commun, y compris en Israël avec ses propres « autres » (les juifs noirs ou ‘colorés’ tels les yéménites) et, bien sûr, les Arabes israéliens. Enfin, il y a la question de savoir comment définir le judaïsme comme une identité minoritaire lorsque tous les « autres » perçoivent les Juifs comme étant « au pouvoir ».

 

Être juif en Europe reste – pour le monde juif – un paradoxe existentiel : la spécificité du judaïsme européen est qu’il continue à survivre.

 

J-M.L. : Les questions qui semblaient propres aux Juifs d’Europe sont devenues des questions juives universelles… Comment vous parait-il que les Juifs européens y répondent avec leurs nuances et leur prisme spécifique ?

D.P. : À mon avis, ce qui reste unique dans le judaïsme en Europe, ce sont moins les « questions » que les « réponses » créées sur place, et souvent différentes d’un pays à l’autre. Les Juifs d’Europe ne sont pas partis ; ils ont dû trouver des raisons de rester (ou de s’installer) dans leurs pays respectifs tout en souhaitant rester juifs. Au sein de communautés spécifiques, l’attachement des Juifs à toutes ces cultures et langues est très important et mérite d’être mieux compris, notamment parce qu’il peut permettre à d’autres groupes qui se définissent comme « autres » de sentir qu’ils font partie intégrante de ces pays européens. Être juif en Europe reste – pour le monde juif – un paradoxe existentiel… En d’autres termes, la spécificité du judaïsme européen est qu’il continue à survivre et même à s’épanouir malgré toutes les prédictions selon lesquelles il était voué à disparaître. Il est vrai que, notamment en France, il est arrivé à plusieurs reprises que des éléments de la communauté juive (renforcés par les positions du monde juif au sens large) déclarent que « cette fois-ci » signifie effectivement la fin de la présence juive en France et peut-être en Europe (comme actuellement en France dans l’affaire Sarah Halimi, lorsque la plus haute instance judiciaire a décidé que son meurtrier ne pouvait pas être jugé parce qu’il était en proie à une bouffée délirante consécutive à son absorption de drogues). Mais malgré ces prédictions de Cassandre qui ne semblent pas se réaliser, il est important de garder à l’esprit que les réactions juives ne passent pas inaperçues – en l’occurrence avec la volonté de l’État de modifier la loi. C’est le cas proverbial du verre à moitié plein ou à moitié vide. Parler des Juifs d’Europe revient à se demander ce que contient exactement le verre à moitié plein.

En ce qui concerne les communautés juives (leurs identités organisationnelles), les réseaux européens ont été nombreux au cours des trente dernières années. Ce réseau juif est très important lorsqu’il a s’agit d’aider les dirigeants juifs locaux à gérer les problèmes communautaires (qu’il s’agisse d’écoles, d’aide sociale, de maisons de retraite, de sécurité, etc.) Des institutions telles que le JDC et Leatid ont joué un rôle important en permettant aux dirigeants juifs de se connaître à travers le continent, de discuter de leurs besoins et problèmes communs et de trouver des solutions intéressantes. D’après mon expérience, ce type de mise en réseau a joué un rôle essentiel pour donner crédibilité et validité aux communautés : même les plus petites communautés des plus petits pays peuvent être mises, en termes d’idées et de pratiques, sur un pied d’égalité avec les plus grandes. Et je ne crois pas qu’il s’agisse uniquement de réseaux sous-régionaux. J’ai vu des dirigeants communautaires d’Europe du Sud, de Scandinavie et de l’ex-Union soviétique, issus de communautés de tailles diverses, interagir de manière tout à fait profitable malgré leurs contextes extrêmement spécifiques. Parmi les projets communs qui ont vu le jour grâce aux opportunités de cette mise en réseau, citons les suivants : l’éducation juive, en particulier chez les plus jeunes ; les questions de sécurité et la manière d’interagir avec les interlocuteurs nationaux ; les questions très pratiques de budgétisation et de gestion bureaucratique ; et les questions de formation des futurs dirigeants communautaires. Mais je crois personnellement que ce qui compte le plus pour évaluer l’importance symbolique de la vie juive en Europe, c’est son interaction avec le monde environnant, au-delà des institutions bureaucratiques juives.

 

Variétés et dynamisme du monde juif européen

 

J-M.L. : Vous mentionnez les « petites » communautés juives. De nombreux juifs d’Europe vivent dans des communautés numériquement réduites dont on peut se demander si elles sont viables et durables à long terme… Pensez-vous que les Juifs d’Europe vont devoir de plus en plus migrer vers des communautés juives plus importantes ?

D.P. : À l’époque moderne, les Juifs ont traditionnellement gravité vers des centres plus urbains. Je me souviens que Sergio Della Pergola m’a dit un jour que la plupart des minuscules communautés juives d’Italie (comme Asti, Pitigliano, Orvieto, Ferrara, etc.) avaient perdu la plupart de leurs populations juives bien avant la Shoah parce que les Juifs gravitaient naturellement vers les grands centres de la vie économique et culturelle. On peut affirmer sans risque de se tromper qu’il y a moins de Juifs dans les campagnes d’Europe que par le passé, mais il existe encore des groupes importants dans des petites villes. En Allemagne, les immigrants de l’ancienne Union soviétique (FSU) ont même rétabli la vie juive dans des endroits où il n’y en avait plus depuis très longtemps, même avant le nazisme.

Il faut à nouveau souligner combien l’Europe est un lieu très varié. Quelques milliers de Juifs dans une ville donnée peuvent jouer un rôle culturel et symbolique très important si le monde extérieur s’intéresse à leur présence. C’est certainement le cas en Italie où – sur une communauté nationale de quelque 30 000 membres – on trouve une vie juive florissante dans des villes moyennes comme Florence, Gênes, Trieste, Naples et bien sûr Turin, bien au-delà des deux « puissances » que sont Rome et Milan. L’une des raisons en est qu’elles entretiennent une riche relation symbiotique avec leur milieu non juif tout en restant suffisamment fortes pour la vie religieuse. Et bien sûr, l’Internet relie les Juifs bien au-delà de leur environnement immédiat. Le cas inverse se rencontre en France où les Juifs de Marseille, Lyon ou Bordeaux – des communautés numériquement importantes – ont beaucoup moins de visibilité nationale, leurs villes étant marginalisées par rapport au mastodonte parisien.

J’ai toujours affirmé, avec un brin de provocation, que 20 000 Juifs en Suède représentaient une présence bien plus importante pour le monde juif que n’importe quelle ville américaine (ou israélienne) comptant le même nombre de Juifs. Il en va de même pour les pays ayant une faible présence numérique de Juifs. Le monde juif ne doit pas se battre pour qu’ils restent là, mais s’ils sont là et qu’ils veulent de l’aide pour se maintenir, ils doivent être écoutés. En général, cependant, j’ai constaté qu’ils savent très bien se représenter eux-mêmes et défendre leurs intérêts. Il n’y a pas de Juifs         « perdus » sur le continent européen.

J-M.L. : La variété et le dynamisme des communautés juives d’Europe que vous décrivez ici semblent contraster et s’écarter de l’image souvent répétée du judaïsme européen comme un simple reliquat après la Shoah…

D.P. : Cette image a effectivement été le principal stéréotype des Juifs américains et des Israéliens, pendant la majeure partie des années qui ont suivi 1989. L’idée était de soutenir la renaissance de la vie juive à travers l’Europe comme un miracle moderne de Hanoukka, comme une déclaration au monde extérieur, et comme une force locale pour des questions plus larges de réparation, de justice, ou de mémoire historique. Mais en fin de compte, du point de vue du monde juif, on attendait des Juifs d’Europe qu’ils partent en Israël ou, en tout cas, qu’ils abandonnent l’Europe s’ils voulaient rester des acteurs dynamiques du monde juif, en particulier pendant les années du « nouvel antisémitisme », celle des attaques terroristes islamistes contre les Juifs et leurs symboles, et celles d’une extrême droite renaissante.

Une telle lecture n’est plus pertinente. Depuis 2017 et la présidence Trump, et avec l’accalmie des attaques terroristes en Europe, les faiseurs d’opinion du monde juif se sont concentrés sur d’autres problèmes mondiaux, ce qui a permis à l’Europe de perdre le devant de la scène et de ne plus être considérée comme le ‘monstre’ historique – ce dont on ne peut que se réjouir. Les Juifs américains ont dû repenser leur propre statut dans le pays lorsqu’ils ont été confrontés pour la première fois à des attaques meurtrières et à la renaissance de l’antisémitisme d’extrême droite et à la florescence des théories du complot. D’un autre point de vue, pour une partie des Israéliens de gauche, l’Europe est devenue un point de référence positif et un arrière-pays accueillant. C’est particulièrement vrai à Berlin, où les Israéliens de gauche ont trouvé des interlocuteurs avisés sur le plan politique et philosophique, car la relecture des classiques juifs allemands demeure un chapitre important de la vie intellectuelle allemande. Je pense à Éva Illouz ou Omri Boehm dont les idées sont très débattues dans le milieu allemand. Ou pour une génération plus ancienne, Amos Gitai en France et tout le chapitre des coproductions franco-israéliennes dans le domaine du cinéma et des séries télévisées qui démentent totalement l’idée d’une France intrinsèquement « antisémite ». On trouve des hommes d’affaires israéliens dans de nombreux pays d’Europe de l’Est tels que la République tchèque, la Hongrie et même la Pologne, où ils investissent dans l’immobilier, l’hôtellerie, la haute technologie, etc. avec peu ou pas d’interaction avec leurs concitoyens intellectuels de gauche. Il est intéressant de noter que les Israéliens de l’étranger sont devenus un sous-groupe de plus au sein des communautés juives européennes locales. Comme je l’ai dit précédemment, les Juifs du monde entier se regroupent désormais en fonction de leurs propres identités juives religieuses, culturelles et idéologiques, dans un monde d’échanges flottant librement, où il n’y a plus de « Juifs captifs » et où l’Internet permet à ceux qui se ressemblent de s’assembler.

J-M.L. : Pouvez-vous donner d’autres exemples de communautés juives où – que ce soit par le biais de ses représentants officiels ou en dehors des institutions communautaires – les Juifs sont entendus et leurs contributions valorisées ?

D.P. : Je dois avouer que dans l’ensemble, les institutions officielles juives ont été plutôt lentes à saisir le rôle potentiellement positif des Juifs dans la société au sens large. En France, il y a Delphine Horvilleur qui est devenue une ‘voix’ écoutée dans le monde non-juif, et de plus en plus le Grand Rabbin Haim Korsia dans sa défense de La République. Mais je trouve qu’en France, la plupart des représentants institutionnels communautaires restent solidement sur la défensive et sont occupés à se battre contre (principalement l’antisémitisme) plutôt que pour une société inclusive.

En tant que personne issue de la tradition juive italienne, je suis constamment impressionnée par la vitalité, l’innovation et l’identité positive des juifs italiens d’aujourd’hui (en contraste total avec leur faiblesse et leur invisibilité pendant la majeure partie de l’après-guerre et jusqu’aux années 1980). Ils se battent pour la mémoire du passé mais surtout relèvent de nouveaux défis sociaux et culturels – notamment en prenant position sur des débats allant de la bioéthique au traitement des Italiens musulmans – au sein d’une société qui recherche et accueille leurs multiples voix juives. Je peux citer par exemple le festival annuel du livre juif à Mantoue, qui est l’un des hauts lieux de la vie intellectuelle italienne. La communauté juive de Rome et son grand rabbin Riccardo Di Segni participent fréquemment au dialogue interreligieux mais aussi interethnique, souvent organisé par la Comunità di Sant’Egidio (catholique). Chaque ville italienne – notamment Turin – possède son noyau juif dont les enseignants sont activement impliqués dans ces questions au sein de leur système scolaire (italien). La littérature juive et israélienne occupe une place très importante dans l’industrie de l’édition italienne (elle est la première à traduire des livres à partir de l’hébreu, avec facilement un ou deux ans d’avance sur leurs équivalents anglais ou français) et fait l’objet de fréquents débats et éditoriaux dans les grands journaux nationaux.

Il en va bien sûr de même dans d’autres cadres nationaux à travers l’Europe, et là où le populisme est au pouvoir, la plupart des juifs se retrouvent parmi les principales voix qui enrichissent le débat d’idées et l’activisme au sein de la société civile. Lors de la grande migration vers l’Allemagne en 2015, le Zentralrat a joué un rôle important en accueillant des réfugiés syriens et en leur proposant des services de conseil social et même psychologique. En Suède et au Danemark, des initiatives de sensibilisation similaires ont eu lieu à l’égard des nouvelles communautés musulmanes. Au Royaume-Uni, ce type de réseau intra-religieux est assez fort. Le rabbin Herschel Gluck issu de la communauté Haredi, est une voix de premier plan sur ce front et il a même reçu un OBE (NDLR : distinction honorifique : Officer of the British Empire) de la reine.

Il faudrait faire beaucoup plus dans ce domaine. Aucun groupe de migrants n’est au courant de la longue et dure lutte des Juifs dans le monde occidental pour obtenir l’égalité des droits et de la façon dont ils ont survécu aux discriminations institutionnelles millénaires. Plutôt que de parler de l’éternelle souffrance juive, il faudrait expliquer la résilience juive et la façon dont les « autres » pourraient apprendre et s’inspirer de ce long passé et de son processus créatif.

 

Les voix juives, individuelles ou collectives, « comptent » comme jamais auparavant, en tant que pièces essentielles d’un puzzle européen en cours

 

J-M.L. : Les Juifs ont-ils marqué l’Europe et l’influencent-ils encore ?

D.P. : Les Juifs ont très certainement laissé une trace dans le passé européen en tant qu’individus, en tant que force collective, en tant que « levain » progressiste et en tant que baromètres des dangers – ce furent les premiers à être touchés par des forces qui engloutiraient ensuite tous les autres. Certains ont même affirmé que les Juifs étaient les « premiers Européens ». Je ne suis pas d’accord, je préfère les appeler les premiers « mondialistes », car avant la Shoah, l’Europe était le centre du monde occidental et aussi du monde juif. Les Juifs étaient à la fois un peuple sans frontières avec des liens transnationaux et, lorsque cela était possible, des patriotes particulièrement loyaux, mais cela ne faisait pas d’eux des « Européens » – un terme chargé de connotations chrétiennes ou païennes et souvent d’extrême droite (surtout dans les années 1930).

Au moment où l’Europe n’était plus qu’une partie du monde occidental dans l’après-guerre, le monde juif avait déjà déplacé son centre vers l’Amérique et Israël. Un exemple important du passage de l’Europe à ces deux pôles majeurs du monde juif est l’accord conclu entre Jacob Blaustein (président de l’American Jewish Committee (AJC)) et le Premier ministre israélien Ben Gurion en 1950, selon lequel il a été convenu que l’Amérique n’était pas un endroit vers où Israël travaillerait à promouvoir l’Aliya. Les Juifs américains étaient en fait encouragés à rester des sionistes de salon travaillant pour envoyer tous les autres Juifs en Israël. Avec ce déplacement de l’Europe vers l’Amérique et Israël à l’esprit, il est difficile de considérer les Juifs en tant que Juifs comme une présence ou un moteur essentiel de la reconstruction de l’Europe d’après-guerre. Ils étaient soit universalistes, soit patriotes nationaux… Les Juifs n’étaient pas l’une des nations en guerre à l’intérieur de l’Europe, une nation qui pourrait ensuite se réconcilier dans l’après-guerre avec d’autres pays, sur le modèle de la réconciliation franco-allemande.

J-M.L. : Le judaïsme européen a-t-il donc encore quelque chose à apporter à la compréhension que les Juifs contemporains ont d’eux-mêmes dans le monde ?

D.P. : Comme je l’ai déjà souligné, il n’existe pas selon moi de « judaïsme européen » en tant qu’entité cohérente et articulée qui puisse apporter des contributions au judaïsme mondial. Il existe au contraire de multiples voix et groupes au sein des communautés juives européennes qui, par leur simple existence et vitalité, offrent non seulement une leçon de résilience, mais jouent surtout un rôle symbolique majeur et, en fait, très réel dans les grands débats civilisationnels qui nous occupent. Les voix juives, qu’elles soient individuelles ou collectives, « comptent » comme jamais auparavant, en tant que pièces essentielles d’un puzzle européen en cours. Historiquement, les Juifs – lorsqu’ils étaient autorisés à le faire – ont réussi à concilier une identité spécifique avec des valeurs universelles. Cette tâche est plus nécessaire que jamais, mais elle implique que les Juifs d’Europe soient disposés à considérer leur longue présence historique sur le continent autrement que comme une histoire de seule souffrance, ou encore, que comme un dangereux chemin vers l’émancipation ayant ouvert la voie à la Shoah.

Dans ce contexte, je suis en total désaccord avec ceux qui soulignent que l’« Europe » d’aujourd’hui continue d’avoir un pedigree meurtrier vis-à-vis des Juifs, ou qu’elle ne peut être associée de manière indélébile qu’à la Shoah. L’Europe d’aujourd’hui n’est qu’une petite partie du monde, et on ne peut pas confondre le projet européen avec la vision du monde d’un continent qui était autrefois le cœur du monde occidental. Récemment, l’un des détracteurs les plus virulents de la vie juive en Europe a été Leon Wieseltier, avec ceux qui étaient au pouvoir dans l’édition précédente de la revue américaine The New Republic. Je pourrais également ajouter d’autres revues américaines influentes comme The Atlantic qui a organisé tout un débat spécial sur le thème « Est-il enfin temps que les Juifs quittent l’Europe » en 2015. Il y a des équivalents en Israël dans des revues comme Azure. Comme souligné précédemment, j’irais jusqu’à dire que le Zeitgeist dominant dans le monde juif était anti-Europe. Il n’était pas nécessaire de toujours le préciser explicitement – c’est un peu comme la basse d’un orchestre qui « tient » la ligne musicale pour tous les autres musiciens, pas toujours au premier plan mais vitale pour le son de l’ensemble.

J’ai été très intéressée de constater qu’une telle lecture négative de l’ « Europe » en Europe même est apparue principalement dans les débats intellectuels juifs français, par exemple Danny Trom dans La France sans les Juifs (Paris, PUF 2019) ; ou Jean-Claude Milner dans ses Considérations sur l’Europe, (Paris, ed. du Cerf, 2019) et bien avant cela dans ses Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Paris, Verdier, 2003).

J-M.L. : Quelle est votre réponse à cette vision négative ?

D.P. : En ce qui me concerne, les Juifs d’Europe doivent rembobiner le fil d’Ariane (désolée pour cette référence à une mythologie non-juive) et examiner tous les moments où leurs rencontres avec le monde extérieur ont été positives et stimulantes. Ils doivent également montrer dans quelle mesure, lorsqu’ils ont accepté la culture environnante plus large, ils ont été capables de le faire sans renoncer à la leur. Et, ce qui est peut-être le plus important, ils doivent réexaminer la vieille passion juive pour les valeurs universelles et se replonger dans les classiques d’une culture véritablement universelle (redéfinie pour éliminer les fausses hypothèses racistes de la supériorité blanche) sans laquelle il sera impossible de maintenir ensemble des groupes identitaires disparates.

Un exemple me frappe : j’ai un jour donné une conférence devant des non-juifs (des européens noirs et arabes de la deuxième génération d’immigrés en Europe) sur les questions auxquelles Napoléon avait demandé aux Juifs de répondre lors du Sanhédrin français de 1806 : voulaient -ils devenir de « vrais » Français en adhérant aux principes de l’État français et en renonçant ainsi à leur ancienne loyauté à l’égard de la Kehilla ? Ces jeunes Européens non-juifs sont restés bouche bée devant les documents, car un grand nombre de questions les renvoyaient avec pertinence à leur propre compréhension négative de l’assimilation.

En d’autres termes, les Juifs ont un rôle majeur à jouer sur ce continent, non seulement en termes de « mémoire », mais aussi pour relever le défi de plus en plus vital de réconcilier des identités spécifiques (qu’elles soient culturelles, religieuses, raciales ou historiques) avec un sentiment d’appartenance partagée au-delà de son propre groupe d’origine, sans lequel les démocraties ne peuvent ni exister ni prospérer. Des voix juives capables de dialoguer avec d’autres sur ce qui constitue une appartenance digne au sein d’une société, des règles du jeu communes et des préoccupations identitaires particulières seraient une contribution majeure à ce que j’ai appelé l’établissement d’une res publica, le Commonwealth – et non la République française, qui est historiquement unique.

La question qui se pose à nous est de savoir si le monde juif dans son ensemble considère que ce double défi est toujours valable et pertinent ou, au contraire, s’il le considère comme une référence dépassée dans un monde où Israël est un pays fort et où de nombreux Juifs sont toujours plus désireux d’affirmer la primauté et l’exclusivité de leur propre identité ethnico-religieuse.

J-M.L. : Dans ce contexte, en vue d’assurer leur bien-être futur et leur développement dynamique, dans quelles directions les communautés juives d’Europe devraient s’engager ?

D.P. : Excusez mon franc-parler mais je trouve cette question assez ennuyeuse. Au cours des trente dernières années, j’ai donné des conférences et écouté les dirigeants de nombreuses communautés juives qui se posaient constamment ces questions dans le cadre de leur vie professionnelle. Ils ont tous opéré avec des mantras à la mode et toujours changeants – « continuité juive », « peuple juif », « résilience juive » – tous ces ‘slogans’ issus d’une angoisse existentielle n’ont jamais contribué de manière concrète à une vie juive dynamique. Il est trop tôt pour connaître l’impact à long terme (qu’il soit positif ou négatif) de programmes tels que Taglit, par exemple, pour réunir Israël et les Juifs de la diaspora en offrant à des jeunes étudiants un voyage gratuit sur la terre de leurs ancêtres. Les dirigeants communautaires devraient s’occuper de questions telles que le culte religieux (qui ne devrait pas se limiter à l’orthodoxie), les maisons de retraite et les écoles juives. J’ai cependant des doutes sur ce dernier point : comme leurs homologues catholiques, les écoles juives ont souvent aliéné autant de Juifs qu’elles en ont renforcé, si l’on ne compte pas ceux qui, poussés par l’orientation sioniste de ces écoles, sont partis en Israël. Et je ne m’étendrai pas sur la qualité lamentable de la plupart des Talmud Torah officiels destinés à donner aux enfants les bases de l’éducation juive. Pour ne pas parler des débats virulents et peu flatteurs pour le judaïsme autour de l’admission dans ces écoles des enfants issus de mariages mixtes où le père est juif. Les expériences de scolarisation juive les plus intéressantes sont issues de la société juive elle-même, et non de la communauté officielle. Je pense par exemple à l’École Moderne de Paris.

Si quelqu’un me donnait beaucoup d’argent pour renforcer la vie juive en Europe, je créerais une fondation sur le modèle de la fondation Rothschild Jewish Heritage Europe, basée à Londres, qui finance la recherche universitaire sur des thèmes juifs et des programmes sur le patrimoine juif européen. Une telle fondation accueillerait les demandes de toutes sortes d’initiatives religieuses, interreligieuses, culturelles et intellectuelles d’inspiration juive, toutes consacrées à l’idée que de nouvelles voix juives (et également non-juives) positives impliquées dans les questions juives sont cruciales à l’intérieur et à l’extérieur du monde juif (elles constituent le concept des « Espaces juifs » que j’ai créé dans les années 1990). Et qu’il n’y ait pas de confusion – de tels projets créatifs de base ne sont pas nécessairement liés au judaïsme « libéral ». Ils devraient également inclure des initiatives orthodoxes et pourquoi pas ultra-orthodoxes, pour autant qu’elles soient ouvertes, innovantes et capables d’enrichir cette conversation juive qui se perpétue encore, ininterrompue par le passage des millénaires.

Sur ce point, je suis positive et optimiste, bien au-delà de tous les slogans bureaucratiques habituels. Une vie juive dynamique existe par elle-même, et aucun acharnement ne peut la produire. Et si elle n’apparaît pas dans des endroits où le terrain n’est pas favorable, qu’il en soit ainsi. Je ne préconise pas ici un quelconque « darwinisme social ». Au contraire, je veux que les pouvoirs institutionnels juifs aient foi en ce que les Juifs de tous bords sont capables d’initier s’ils ont l’ « étincelle ». Nourrir de telles étincelles est faisable, voire facile ; les créer d’en haut, impossible.


Propos recueillis par Jean-Marc Liling

Notes

1 Dans son article, « A New Jewish Identity for post-1989 Europe » (JPR/ Policy Paper, n.1, Institute for Jewish Policy Research, London 1996), Diana Pinto lança le débat sur un ‘nouveau judaïsme européen après 1989
2 Diana  Pinto « “Plus jamais ça” : Europe-Israël, les Malentendus », Le Débat, n.161, Sept-Oct. 2010,  pp.144-157.
3 Comme le dit l’expression hébraïque : ‘לבנות ולהבנות'

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