Qui, enfant, n’a jamais rêvé de se découvrir une filiation secrète, une obscure origine qui viendrait répondre à la lancinante question de l’identité ? Omniprésent dans la fiction, ce trope du « roman familial », bien identifié par Freud, croise parfois un semblant de réalité. C’est depuis ce point de jonction ténu qu’enquête Romain Moor, au sujet de ceux qui se découvrent marranes après l’heure.

C’est une histoire de candélabres cachés et de volets fermés, de trousseaux de clés et de bien d’autres secrets, une histoire qu’on chuchote, qu’on transforme ou qu’on tait, depuis plusieurs siècles déjà. Cette histoire, je la découvre dans le pays où elle a commencé, l’Espagne. C’est là qu’elle va rejaillir, au détour d’une conversation avec un Mexicain venu boire son insouciance à même le goulot, en plein cœur de l’été, sur l’île d’Ibiza.
Drôle d’endroit que cette île rouge et verte qu’on dit blanche, où se bousculent des Anglais cramés au deuxième degré et cokés jusqu’à la moelle, des babos en fin de course, des bourgeois déguisés en hippies, et toute une tripotée de jeunes et moins jeunes venus d’Europe et d’ailleurs, attirés par l’aura libertaire de ces soirées où tout est encore permis, le temps d’une semaine de vacances hors de prix.
Un soir, donc, je rencontre ce Mexicain dans un bar, au pied des remparts de la vieille ville. Il fait chaud et il s’appelle Lizandro. Il vit à New York, travaille beaucoup, gagne des sommes astronomiques, il est là pour faire la fête et oublier. On parle de tout et de rien, au milieu des corps rutilants de sueur, alourdis par des parfums entêtants. Et puis j’évoque ce livre que je viens de dévorer, La carte postale d’Anne Berest, une enquête à la première personne, une écrivaine qui se replonge dans le passé méconnu de sa famille juive, de la Russie révolutionnaire à la France de Vichy, en passant par la Pologne et la Palestine. Un peu lunaire de parler de ça sur un fonds d’hyperpop sirupeuse, mais on n’est pas au bout de nos anachronismes. Au contraire, un éclat nouveau brille dans les yeux de Lizandro, qu’il a très noirs ; cet éclat je le connais, c’est celui de la curiosité piquée à vif et de la confidence qui ne va pas tarder.
Tu sais, moi aussi j’ai des origines juives, enfin crypto-juives.
Finalement, c’est moi qui écarquille les yeux en premier – pris à mon propre jeu. Qu’est-ce que c’est que ce terme bizarroïde ? Et c’est ainsi que j’entre dans cette histoire, ou cette Histoire, je ne sais jamais s’il faut mettre une majuscule mais franchement dans ce cas ça la vaut, je vous assure.
Il le dit en anglais, crypto-jewish, et face à ma mine déconcertée, il le répète en espagnol, cripto-judio. Autant vous dire que ça ne m’aide pas. What is that?, je lui réponds avec cet accent franchouillard contre lequel j’ai arrêté de lutter. Il déroule alors un récit aussi intrigant qu’invraisemblable, qu’il me faudra vérifier plusieurs fois, en recoupant avec d’autres témoignages et en m’appuyant sur les travaux de gens plus sérieux que moi – des historiens, des sociologues et des anthropologues.
À travers le récit de Lizandro, je découvre ainsi qu’il existe des communautés relativement fermées, en plein cœur du Mexique d’aujourd’hui, qui pratiquent un catholicisme de façade tout en s’adonnant à des rites judaïsants.
Lizandro est né à Botija, une ville de la campagne mexicaine, dans l’État du Michoacan. C’est une bourgade cossue comme il en existe plusieurs dans ce grand pays d’Amérique centrale, avec ses jardins qui vomissent des fleurs et ses églises de style colonial. Les cloches sonnent à horaires réguliers, les habitants vont à la messe, moins qu’avant peut-être, mais la tradition catholique tient bon. Rien à signaler. Pour comprendre ce qui cloche, il faudrait regarder les registres des naissances, les prénoms, les noms de famille, de certaines familles.
Vous pouvez toquer aux portes, vous ne récolterez rien, sinon des regards méfiants. Les gens d’ici sont taiseux, encore plus avec les étrangers qui font montre de trop de curiosité. L’histoire que je vais vous rapporter ne se dit pas à voix haute, les gens qui la transmettent de génération en génération ne la racontent que dans les intérieurs des maisons écrasées de soleil, dans les patios, à portes fermées, à l’abri des regards et des oreilles malveillantes.
Lizandro a grandi auprès d’une grand-mère qui allume une bougie tous les vendredis soirs, qui couvre les miroirs en période de deuil, qui évoque le temple en parlant de l’église qu’elle fréquente, cette même église où les hommes et les femmes assistent séparément aux offices… Lizandro a été baptisé à la naissance mais dans sa famille, on ne mélange pas le lait et la viande – il paraît que c’est indigeste. Autour de Pâques (Pascua en espagnol), pendant plusieurs jours, il est aussi interdit de travailler ; il y a même deux jours durant lesquels on n’utilise pas l’électricité.
Toutes ces traditions, dont le caractère judaïsant saute aux yeux de quiconque connaît de près ou de loin la religion juive, sa grand-mère ne les a pas inventées. Elle les tient de ses parents, de ses grands-parents et notamment de son arrière-grand-père, qu’elle a elle-même connu. Né au début du XIXème siècle, cet homme parlait un espagnol mâtiné de mots étranges, qu’elle ne parvenait pas à saisir tout à fait. Ce n’est que bien plus tard, après sa mort, qu’elle comprendra qu’il s’agissait d’une forme dérivée du Ladino parlé par les Juifs séfarades. Mais ce n’est pas une surprise ; à Botija, plusieurs grandes familles cultivent un lien avec un passé lointain, un passé des temps de l’Inquisition espagnole. Depuis leur arrivée sur le continent au XVIème siècle, ces familles d’origine juive et converties au christianisme ont perpétué des traditions juives en secret. Autre point d’importance, les membres de ces familles se sont mariés entre eux pendant des générations, et jusqu’à celle des grands-parents de Lizandro. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la plupart d’entre eux portent des prénoms hébraïques comme Esther, Ruth, Ruben, Benjamin…
À travers le récit de Lizandro, je découvre ainsi qu’il existe des communautés relativement fermées, en plein cœur du Mexique d’aujourd’hui, qui pratiquent un catholicisme de façade tout en s’adonnant à des rites judaïsants. Je trouve ça tellement fascinant que je doute – il faut toujours se méfier de notre envie de croire à certaines histoires.
Une épidémie de coming-outs
J’ai donc attendu de quitter l’île torride où les gens viennent s’oublier et se réinventer, se défaire du fardeau d’être soi, ne serait-ce que quelques instants. De retour en France, je commence des recherches, à tête reposée. Internet est truffé de récits plus ou moins similaires à celui de Lizandro. Sur plusieurs continents, des gens que tout oppose racontent comment quelque chose d’un autre temps affleure dans leur vie. Il y a cette dame d’origine cubaine, baptisée à la naissance, qui tombe sur un livre de recettes casher, caché dans les affaires de sa mère récemment décédée. Il y a cette femme de ménage portugaise qui, voyant ses employeurs parisiens (juifs) allumer une bougie le vendredi soir, leur demande s’ils sont catholiques. Comment ça, ce n’est pas une tradition chrétienne ? Il y a aussi cet homme corse à qui sa mère offre un cédrat confit chaque automne, et qui hérite de sa grand-mère un trousseau, “les clés des maisons”. Quelles maisons ? Celles qui ont été quittées dans l’espoir de pouvoir y retourner, un jour, peut-être ?
Des îles méditerranéennes à l’Amérique latine en passant par la péninsule ibérique, des individus découvrent soudainement le sens caché de certaines traditions familiales. Il s’agirait de pratiques transmises de génération en génération, héritées de Juifs convertis de force sous l’Inquisition catholique, et qui ont continué de pratiquer leur religion dans la clandestinité. Entre les XVème et XVIIIème siècles, les Juifs séfarades font en effet l’objet de répressions sévères, et sont contraints à la conversion ou à l’exil. Traqués par le pouvoir espagnol ou portugais, des “nouveaux convertis” continuent de judaïser en secret, tout en menant une vie de chrétiens au grand jour. Mais s’ils sont dénoncés, c’est la torture ou le bûcher qui les attend. Peu à peu, la péninsule ibérique se vide de ces crypto-juifs, aussi appelés “marranes” (de l’espagnol “marrano”, le porc, ou peut-être de l’arabe “mahram”, ce qui est interdit). Si certains décident de rester, notamment au Portugal, la plupart essaiment en Méditerranée, sur la côte Atlantique française, aux Pays-Bas (comme la famille de Spinoza) et aussi en Amérique latine, dans les colonies espagnoles et portugaises.
Peut-on encore parler de marranes ou de crypto-juifs à partir du moment où il n’y a plus d’Inquisition, c’est-à-dire depuis le début du XIXème siècle environ ?
Les “coming-outs néo-marranes” ne sont pas un phénomène nouveau. Déjà, en 1925, un ingénieur polonais du nom de Samuel Schwarz lançait un premier pavé dans la mare en révélant dans une enquête minutieuse l’existence d’une communauté crypto-juive au sein du village de Belmonte, au nord-est du Portugal. Dans le documentaire que Frédéric Brenner tourne là-bas, à la fin des années 80, on voit des vieillards qui racontent précisément leurs existences scindées entre la vie sociale catholique et la pratique religieuse historiquement interdite, donc cachée.
Tout au cours du XXème siècle, d’autres communautés similaires vont se révéler, notamment au Pérou et au Brésil, grâce au travail de l’anthropologue Nathan Wachtel. Mais pourquoi avoir gardé le secret aussi longtemps, alors que l’Inquisition est dissoute depuis le début du XIXème siècle ?
Dans certains cas, le sens caché de la tradition secrète avait été perdu ou déformé ; pour d’autres, il avait complètement basculé dans l’inconscient, réduit à une “coutume familiale”. Mais quid de celles et ceux qui savaient encore ?
Une histoire de bonne et de mauvaise foi
Je m’en remets – il était temps – à une historienne qui a longuement étudié le phénomène marrane dans le contexte ibérique. Je lui raconte ce que j’ai lu et entendu de la bouche même des personnes concernées ; elle m’interrompt rapidement, plusieurs mises au point s’imposent.
Déjà, une question de vocabulaire. À partir du moment où il n’y a plus d’Inquisition, c’est-à-dire depuis le début du XIXème siècle environ, on ne peut plus vraiment parler de marranes ou de crypto-juifs. Certes, il y a des gens qui s’en réclament, qui en descendent… mais le danger encouru n’est pas le même ; le vécu est fondamentalement différent de celui des ancêtres qui ont dû faire face à une persécution institutionnalisée.
Tout comme moi, elle apprécie le pittoresque des récits de ces “nouveaux marranes” ; mais en bonne historienne, elle se méfie aussi du romanesque. En effet, comment s’assurer que les coutumes observées proviennent uniquement des aïeux ? Et si elles avaient été réactivées ou même calquées sur des pratiques juives observées plus tard, au cours du XIXème ou du XXème siècle ? À Belmonte, dans le Pernambouc brésilien ou ailleurs, les communautés ne vivaient pas en autarcie. Comment croire qu’à l’époque contemporaine, avec l’avènement des médias et l’intensification des flux migratoires, elles n’ont eu aucun lien avec le judaïsme, même indirect ?
Enfin, n’en déplaise aux aficionados des tests ADN, la génétique ne prouve pas tout. Grâce à ces nouveaux gadgets – à la méthodologie discutable -, de nombreuses personnes se revendiquent ainsi d’ascendance marrane. Mais parmi leurs ancêtres, beaucoup de conversos avaient pleinement adhéré au catholicisme, et n’avaient donc rien de crypto-juif… En bref, ce n’est pas parce qu’on a de lointaines origines juives séfarades qu’on descend nécessairement de marranes. Et dans ce grand fouillis historique, certains n’hésitent pas à s’identifier a posteriori, quitte à falsifier l’Histoire.
Internet est truffé de récits plus ou moins similaires à celui de Lizandro. Sur plusieurs continents, des gens que tout oppose racontent comment quelque chose d’un autre temps affleure dans leur vie.
Dans la foulée, je rappelle Lizandro, avec lequel j’ai gardé contact. Dessillé par mes premières recherches et loin de la torpeur estivale, mes questions sont plus acérées. Depuis notre discussion, il a fait un test ADN, qui confirme ses origines séfarades. Mais les résultats révèlent aussi une ascendance ashkénaze relativement proche. En recoupant le résultat avec d’autres tests de membres de sa famille, une hypothèse semble se confirmer : la mère de sa grand-mère, immigrée hongroise, était en fait elle-même juive. L’historienne a vu juste : dans la famille de Lizandro, la branche crypto-juive a rencontré une branche ashkénaze exogène (certes laïque ou peu pratiquante), au début du XXème siècle. De quoi expliquer le regain d’identité (crypto-)juive chez la grand-mère maternelle de Lizandro ? Peut-être, me dit ce dernier, mais il y a quand même quelque chose de viscéralement marrane dans les pratiques de sa famille et des gens de la ville. Leurs rites sont intrinsèquement mêlés à la religion catholique. J’en profite pour lui poser une autre question qui me taraude : pourquoi cacher cet aspect de leur identité, au XXIème siècle ? Vous serez peut-être surpris d’apprendre qu’au Mexique, en 2024, il est encore de bon ton de s’afficher à la messe, d’autant plus quand vous êtes exposé politiquement, comme c’est le cas de plusieurs personnes issues des familles crypto-judaïsantes de Botija. Elles préfèrent que ça ne se sache pas. Et puis, étant donné la résurgence de l’antisémitisme dans le monde, Lizandro les comprend.
De toute façon, je ne suis ni historien ni anthropologue, et je ne vais pas me lancer dans une enquête méthodique sur 15 générations pour vérifier quoi que ce soit. Je ne peux que me référer à ses propos et ceux des autres témoins que j’interroge, sans les prendre pour parole d’évangile. On ne saura probablement jamais ce qui est vrai et ce qui est faux ; et encore une fois, le mystère de la transmission transgénérationnelle reste intact. Mais qu’importe ? L’essentiel est-il là ?
Je décide plutôt de m’intéresser au bouleversement lisible dans la voix et le visage des principaux concernés. Lizandro le dit sans ambages ; la jewishness occupe et occupera une place particulière dans sa vie. Depuis qu’il vit à New York, ça se matérialise très spontanément dans ses relations, ses fréquentations. Parmi les personnes qui découvrent ou se réapproprient leurs origines marranes, certaines se convertissent au judaïsme traditionnel, d’autres non. Mais toutes ont été percutées par cette redécouverte de leur identité.
Résurgences archaïques et projections identitaires
Qu’est-ce qui se joue donc dans l’identité marrane, qui pourrait expliquer qu’elle resurgisse et résonne particulièrement aujourd’hui ? Balayons d’emblée les enjeux stratégiques d’accès à des citoyennetés diverses et variées. Certes, des personnes auparavant indifférentes à ce passé ancestral ont commencé à s’y intéresser quand l’Espagne et le Portugal ont ouvert une voie administrative pour octroyer la nationalité aux descendants des Juifs séfarades expulsés après la Reconquista. Mais les procédures étaient très compliquées et proportionnellement, assez peu de demandes ont abouti. Difficile de constituer une documentation solide, dans un contexte ibérique où il n’existait plus de communauté juive institutionnalisée avec des archives… In fine, ce sont près de 100 000 individus qui obtiennent ainsi la citoyenneté d’un de ces deux pays, entre 2015 et 2023. Ailleurs dans le monde, des communautés converties au judaïsme traditionnel ont également exercé leur “droit au retour” en Israël.
Mais que faire des personnes concernées qui restent vivre dans leur pays et ne semblent pas motivées par ces aspects-là ? N’y a-t-il pas quelque chose dans l’histoire et l’identité marranes qui suffit à bouleverser leur vie ?
Je ne suis pas le premier à me poser cette question, loin s’en faut. Yerushalmi ou encore Derrida se sont penchés sur la figure du marrane, qu’ils ont érigée comme annonciatrice du sujet moderne. Le mot même de marrane en est venu à incarner un idéal d’identité multiple, non monolithique, une capacité à gérer des tensions intérieures, à distinguer la foi et la raison, à être deux choses à la fois. Mais bien qu’elle soit théoriquement enrichissante, la condition crypto-juive n’en demeure pas moins profondément inconfortable, voire dangereuse. On ne sort pas indemne de cet état de tension permanente. En bref : être marrane, très bien, mais à quel prix ?
Le mot même de marrane en est venu à incarner un idéal d’identité multiple, non monolithique, une capacité à gérer des tensions intérieures, à distinguer la foi et la raison, à être deux choses à la fois.
Quoi qu’il en soit, la plupart des intéressés relatent une expérience vécue avant tout sur le mode de l’instinct et du ressenti, avant une potentielle intellectualisation. Il faut donc chercher ailleurs pour appréhender ce retour du signifiant crypto-juif. Et si, plus prosaïquement, c’était surtout le caractère mystérieux du marranisme qui fascinait nos contemporains ? Une chose est sûre : se raccrocher à une tradition de secrets, de dissimulation, d’identités cachées, c’est vendeur. Rien de tel pour le confirmer que de lire les commentaires laissés sur les forums de généalogie et autres sites payants qui fleurissent depuis plusieurs années.
Ce qui crève les yeux, c’est le besoin de communauté et le désir d’appartenance. J’interroge un psychanalyste sur ce point, il me répond du tac au tac, dans un demi-soupir, que voulez-vous, c’est le contrepoint de nos crises identitaires. Dans le grand fouillis de nos solitudes interconnectées, on veut se raccrocher à quelque chose, désespérément, s’inscrire dans un héritage, dans une histoire, pour donner de la valeur et du sens à sa propre existence… quitte à basculer dans le fantasme de toucher à l’origine. Vous conviendrez facilement qu’une ascendance marrane ne revêt pas les mêmes enjeux qu’une origine bretonne ou poitevine. Alors, chez des individus isolés et désorientés, la possibilité d’être juif peut trouver un écho profond dans la construction psychique : soudain, on n’est plus élu secondairement, mais depuis le départ.
Mais il me semble que ces explications manquent une partie du problème. Elles ne rendent pas compte de ce choc vécu, de cette impression que des vannes trop longtemps fermées s’ouvrent enfin. En écoutant les différents témoignages, il y a quelque chose de plus profond, de plus archaïque, qui se joue dans ces moments de redécouverte – partielle ou totale – de soi. Moine bénédictin converti au judaïsme après ce qu’il appelle une longue errance marrane, Didier Meïr Long rebondit quand j’évoque l’image du barrage qui cède. Vous voyez, on a recours à des métaphores. Comme si personne ne parvenait à établir rationnellement ce qui se jouait là-dedans…
Ces histoires, qu’elles soient clamées aux quatre vents ou murmurées dans une messagerie cryptée, sont porteuses d’un message universel. Pour Didier Meïr Long, la condition marrane renvoie à toute identité, car il n’y a pas d’identité pure ; tout homme, toute femme se fait une idée de lui-même ou d’elle-même à partir d’un récit qui n’est jamais la vérité.
Quant au mystère de la transmission, il n’a pas fini de nous faire cogiter, noircir des pages et remplir des disques durs d’ordinateurs. Du concept freudien de trace mnésique – qui explique qu’il peut y avoir transmission même sans véhicule identifiable de la transmission – aux dernières recherches sur le traumatisme transgénérationnel en neuropsychologie, on s’escrime à trouver des mots et à poser des images sur cette énigme qui ne cesse de nous agiter. Et avec les néo- marranes, on tient un cas d’école de ce mystère fondateur de la psychanalyse. Didier Meïr Long en plaisante volontiers. Selon lui, la marranité elle-même est de l’ordre du lapsus. Et ce n’est sûrement pas Freud qui dirait le contraire…
Combien de descendants de crypto-juifs reste-t-il aujourd’hui ? Y a-t-il encore des communautés qui judaïsent en secret ? Ou des familles, des individus éparpillés, qui ont perdu le sens de ce qu’ils font ? La question est ouverte, et floue, car aucun recensement historique ne distingue les convertis “de bonne foi” des marranes. Il ne reste qu’à nous demander ce qui nous fascine le plus : la perpétuation secrète, voire inconsciente, de traditions ancestrales, ou la possibilité qu’un jour, peut-être, des gens récupèrent le sens perdu de ce qu’ils font ?