À propos du livre Les exportés de Sonia Devillers
Dans la Roumanie communiste des Juifs ont été troqués contre des porcs, des veaux ou des vaches. C’est ainsi que les grands-parents de Sonia Devillers – comme elle le raconte dans Les Exportés (Flammarion, septembre 2022) – ont pu passer à l’ouest. Se dégage de la Roumanie un tableau aux couleurs de sang et de tripes : après avoir été abattus artisanalement, les juifs rescapés valaient tout juste le prix des bêtes contre lesquelles ils étaient échangés.
L’enquête biographique menée par les petits-enfants de rescapés de la Shoah s’est imposée ces dernières années comme un genre littéraire à part entière. Elle est le lieu de croisement de l’histoire familiale, immergée dans le cours de la vie ordinaire, regorgeant de petites singularités, avec la tornade de l’Histoire qui balaye tout sur son passage. Son ressort : l’étonnement interrogatif de la survie, dès lors que chaque cas apparait comme une anomalie dans une trame qui a la mort pour règle d’ordonnancement.
Le récit de Sonia Devillers nous plonge dans le monde de ses grands-parents maternels, celui de la bourgeoisie juive ascensionnelle du Bucarest d’avant-guerre, cultivée, polyglotte, mélomane, une famille d’artistes, d’entrepreneurs, d’universitaires, de juifs malgré eux, en dépit de leurs efforts pour l’être le moins possible, mais néanmoins réticents à changer de nom pour se faire définitivement oublier. La montée d’un fascisme roumain dans l’entre-deux-guerres, profondément antisémite, puis l’annexion par la Roumanie pronazie de la Moldavie et de la Transnistrie, provinces peuplées de communautés juives nombreuses, rend le bilan de la Shoah dans sa mouture roumaine ouvert, après-guerre, à toutes les manipulations. Par le plus grand des hasards, parce que le gouvernement roumain, allié précoce de l’Allemagne nazie, sentit que le IIIe Reich pouvait échouer et bascula in extremis du côté des Alliés, la population juive de Bucarest, contrairement à celle des provinces roumaines, ne fut finalement pas déportée bien que les plans « d’évacuation » élaborés par le gouvernement roumain étaient prêts. La famille de Sonia Devillers en réchappa.
La Roumanie, qui fut sans doute le pays qui participa le plus activement et le plus directement à la Shoah, bien que la compétition avec l’Ukraine soit serrée, afficha après-guerre un palmarès d’apparence honorable : seuls la moitié des 700.000 juifs roumains stricto sensu furent massacrés. Ceci fit de la République populaire de Roumanie — où les grands-parents de Sonia Devillers, devenus des communistes sincères dès avant-guerre mais irrémédiablement entachés d’un ethos bourgeois qui leur vaudra, comme à l’ensemble des juifs, d’être persécutée plus tard pour « cosmopolitisme » — le pays le plus peuplé de juifs d’Europe de l’est derrière la Russie. C’est en tant que juifs, qu’ils pensaient enfin ne plus être, qu’ils furent vendus ; leur nom, Greenberg — qui connotait inextricablement leur origine juive et les États-Unis, l’ennemi capitaliste — figurant enfin, en 1962, après une attente éprouvante, sur la liste d’exportation agréée par un régime qui troquait les juifs contre des cochons d’abord, puis contre toutes sortes de biens liés à l’industrie de l’élevage porcin et ovin. La Roumanie communiste, en permanence au bord de la faillite, en pays rural qu’elle demeurait foncièrement malgré ses rêves démiurgiques pour s’en arracher, convoitait les porcs et repoussait les juifs. Ces deux élans tenaces allaient s’emboiter à partir de 1958 en déclenchant un trafic incongru, secret, certes vaguement honteux aux yeux des communistes mais pas assez nettement pour qu’ils s’en abstiennent.
En décrivant ce trafic du point de vue de la marchandise échangée (celui d’une famille juive roumaine exportée, non pas des porcs importés), Sonia Devillers nous fait entrer dans les arcanes aussi tortueuses qu’absurdes et dangereuses de la bureaucratie roumaine, de ses services de répression paranoïaques, et dans celles de ce courtier juif britannique, efficace mais trouble, à la manœuvre de cette entreprise d’import-export. Au sein de ce sous-système économique qui relève davantage de la prise d’otages que de l’économie socialisée, les grands-parents et leurs deux jeunes filles, dont la mère de Sonia Devillers, déchus de leur nationalité depuis qu’ils s’étaient signalés comme candidats au départ, perdent la maîtrise de leur destin. Désorientés, angoissés, mis au ban d’une société au sein de laquelle ils étaient des citoyens dévoués, ils sont contraints de vendre leurs maigres possessions afin de compléter la somme exigée par le passeur et parviennent finalement à acquérir le statut d’objet échangeable. Sonia Devillers hérite de cette traite et de la perte de la langue maternelle engloutie dans la cavale pour Paris, étape finale d’une trajectoire juive dans une Roumanie qui, faute de les avoir tués comme prévu, les a recyclés plus tard dans un circuit économique profitable.
Chaque enquête familiale post-Shoah possède sa couleur, parfois indéfinissable. Alors voici peut-être la chose la plus saisissante du récit de Sonia Devillers : il est comme trempé dans la palette de Chaïm Soutine, imbibé de son univers de carcasses, de tripes et de crocs de boucher. En émerge un tableau de la Roumanie aux couleurs de braises, aux tons incendiaires, vermillon luisant et jaune sale. « Les juifs furent arrêtés par centaines, emmenés et torturés dans la préfecture de police. Parmi eux, on expédia un contingent dans la forêt de Jilava. Des hommes et des femmes soigneusement déshabillés, puis criblés de balles dans la neige. On entassa une autre groupe dans un camion […] Harry Greenberg, mon grand-père, faisait partie des quinze. Direction les abattoirs de Bucarest. Une balle dans la nuque. Une poignée d’agonisants, dont une fillette, furent ensuite pendus aux crocs de boucher qui cernaient le lieu. Les cadavres, éviscérés par les légionnaires, tripes à l’air, furent affublés de pancartes sur lesquels était inscrit ‘casher’. » (p.44-45). Depuis ce concentré de furie meurtrière, de viols, et de pillages, que fut le pogrom de Bucarest du mois de janvier 1941 dans la Roumanie du maréchal Antonescu, perpétré par les Gardes de fer avec le concours d’une population locale enthousiaste, l’espace sous contrôle roumain bascule dans l’horreur. A Odessa, les troupes roumaines pendent 8000 juifs aux lampadaires et balcons, en tuent des milliers d’autres dans des hangars, fondent sur la Bessarabie et la Bucovine laissant derrière elles 100.000 cadavres à ciel ouvert, tandis que 150.000 juifs ukrainiens sont parqués dans d’anciennes batteries d’élevage porcin. Les Allemands critiquèrent les Roumains pour leur amateurisme et leur manque d’hygiène. Ils étaient dégoutés. Alors, l’armée roumaine mit quelques fois le feu aux batteries porcines dans lesquelles les juifs étaient entassés. Puis, les exécutions par balles d’amples populations juives commencèrent au bord d’un énorme ravin où un brassier fut allumé, ce qui permit d’y jeter vivants les enfants.
Le feu, le sang, les carcasses, les cadavres, l’odeur de putréfaction ou de chair brulée. Et à Bucarest les juifs retenaient leur souffle. De tout cela, la Roumanie nouvellement communiste s’était absoute. On ne désignait plus ouvertement les juifs, ils n’existaient pas, mais sourdait ce ressentiment ancestral contre cette élite profiteuse dont on taisait le nom, une caste pas vraiment roumaine, irrépressiblement bourgeoise, ce qui conduisit à les écarter afin de roumaniser le parti et l’administration. N’avaient-ils pas depuis toujours profité de la Roumanie ? A présent la Roumanie allait se payer en retour.
Poussés vers la sortie, nombre d’entre eux fuirent lorsque les portes s’entrouvrirent un moment en direction d’Israël, pour se refermer aussitôt. Ils étaient si nombreux à faire la queue pour obtenir une autorisation de sortie que ce défilé les exposait comme une marchandise. C’est alors que les juifs, leur présence-même, apparut comme une ressource : il y a peu, ils ne valaient pas même le prix de la paille des porcheries pour les brûler, mais soudain leur prix fut estimé intéressant, commensurable avec celui du cochon en tant que tel, cet animal si convoité dans une Roumanie exsangue qui se projetait en pays exportatrice de cochon transformé. Pour cela, il fallait acquérir des porcs productifs dont l’Occident avait le secret, puis l’infrastructure biologique et technique nécessaire à la construction d’élevages industriels performants. Il suffisait alors d’exporter les juifs pour importer le bien convoité. L’étalon juif fixait le prix du cochon.
Tête de juif contre tête de bétail, voilà comment la Roumanie se dépeuplait de ses juifs dès la fin des années 1950, cela durant une bonne décennie, en se peuplant de cochons afin d’exporter de la charcuterie et d’engranger des devises. Exactement dans la même période, note Sonia Devillers, afin d’accélérer le processus de modernisation du monde rural, les autorités décidèrent abruptement d’éradiquer les centaines de milliers de chevaux de la campagne roumaine, symbole de la paysannerie traditionnelle : « Des bourreaux improvisés furent dès lors dépêchés sur tout le territoire. Les récits rapportent des chevaux attachés aux arbres et déchiquetés à la hache, des bêtes dépecées sur place […] » (p.194). De la Roumanie d’antan à la Roumanie en voie de modernisation à marche forcée, se dégage, immuable, le bureaucrate abruti, criminel, et son auxiliaire, l’exécuteur enthousiaste qui repeint le monde de sang, de tripes, et de carcasses broyées.
De l’abattage des juifs à la vente de corps humains qui ne valent que le prix d’une carcasse animale, tout est morbide dans l’enquête de Sonia Devillers, hormis sa famille dont la fraicheur confine parfois à la candeur, ce qui surprend le lecteur autant que l’autrice. Sonia Devillers voudrait dresser le portrait de sa famille de bourgeois parvenus, parfois un peu snob, à la manière de Modigliani dépeignant Proust, mais c’est davantage de Soutine, dont les portraits sont stylistiquement proches de ceux de son ami Modigliani, juif lui aussi, que sa description se rapproche : des visages non pas lisses, impassibles, comme des masques africains, mais tordus, grimaçants — le shtetl de la Biélorussie de Soutine inclinant davantage à la terreur expressive que le confort d’un quartier cossu de Livourne. Et des pendaisons aux éviscérations, de l’abattage en masse à la vente à la pièce, tout nous ramène dans l’enquête de Sonia Devillers à l’atmosphère crue, nauséabonde, des natures mortes organiques, putréfiées, de Soutine.
Le peintre choisit ses modèles sur les étals, puis dans les chambres froides et le local d’équarrissage des abattoirs. Lorsque la chaire de la carcasse achetée à la Villette noircirait, Soutine, indifférent aux odeurs pestilentielles envahissant son atelier, l’aspergeait de sang frais, afin qu’elle retrouve ses couleurs palpitantes. La carcasse qui mime encore la vie, voilà ce que les enquêtes post-Shoah cherchent à saisir sans jamais y parvenir. Mais celle de Sonia Devillers a ceci pour elle que les siens furent traités pour ce qu’ils étaient dans cette ère communiste post-Shoah : des carcasses que Soutine aurait miraculeusement ramenés à un semblant de vie.