Bialik et ‘Agnon pouvaient-ils habiter pleinement la terre qu’ils ont rêvée ? De Bialik, poète-prophète d’Odessa accueilli en triomphe à Tel-Aviv mais dérouté par l’hébreu du yishuv, à ‘Agnon, Juif galicien perçu comme un pied-tendre par les pionniers aguerris venus de Russie, cette réflexion de Cyril Aslanov dit le choc, les ruses et les métamorphoses de l’installation en Terre d’Israël. Et pourtant Bialik est devenu le poète national d’un État qu’il n’aura pas eu le bonheur de voir naître, et ‘Agnon a été le premier et le seul prix Nobel israélien de littérature. Entre dépaysement et réinvention s’esquisse l’histoire intime de deux écrivains iconiques, d’une langue galvanisante et d’un pays en gestation.

Introduction : les Juifs d’Europe orientale se sentaient-ils chez eux en Palestine ottomane ?
La Terre d’Israël, patrie historique du peuple juif, apparut pendant longtemps comme un espace nimbé d’une aura sacrée dans la conscience des communautés juives éparpillées aux quatre coins du monde. Avec le début du retour progressif des Juifs sur leur terre à partir de la Première ‘Alyah (1881-1903), un certain nombre de Juifs d’Europe orientale (essentiellement des sujets de l’Empire russe, victimes de l’antisémitisme tsariste) choisirent de s’installer dans le Mutasarrıflık de Jérusalem ou dans le Sancak d’Acre plutôt que d’émigrer vers le Nouveau monde ou de rester dans la « Prison des peuples ». Pour ces Ashkénazes habitués aux conditions de vie du Yiddishland, le premier contact avec la Terre d’Israël s’apparenta souvent à un choc culturel. Celui-ci fut répercuté par la littérature hébraïque, qui était si florissante à cette époque qu’elle exerça un impact déterminant sur la renaissance de l’hébreu comme langue parlée[1]. À travers des exemples littéraires tirés des œuvres de Ḥayim Naḥman Bialik et de Shmuel Yosef ‘Agnon, je voudrais analyser les sentiments parfois ambigus de ces Juifs venus du Nord lorsqu’ils furent confrontés à la réalité levantine de la Terre d’Israël.
Le choc culturel éprouvé par les Juifs des quatre premières ‘Aliyot (1881-1903; 1904-1914; 1919-1923; 1924-1926) n’est pas forcément dû au contraste entre l’Occident et l’Orient, puisque l’Empire russe et les confins orientaux de l’Empire austro-hongrois n’étaient que très superficiellement occidentalisés. Cette zone de transition entre l’Empire des Habsbourg et la Russie tsariste apparaissait comme une contrée orientale, au point que les Juifs de ces régions d’Europe de l’Est étaient appelés Ostjuden par leurs coreligionnaires allemands. De plus, une grande partie du Yiddishland pouvait se targuer d’un passé ottoman de fraîche date, ce qui relativisait la différence entre le pays d’origine des nouveaux arrivés en Terre d’Israël et le Mutasarrıflık de Jérusalem ou le Sancak d’Acre, c’est-à-dire les deux subdivisions administratives de l’Empire ottoman qui correspondaient respectivement à la Judée et à la Galilée historiques.
Une grande partie de la Zone de résidence, c’est-à-dire la partie occidentale de l’Empire russe où la présence juive était tolérée, avaient été conquise aux dépens de l’Empire ottoman durant deux longues guerres que Catherine II entreprit contre la Sublime Porte, une première fois en 1768-1774 et une seconde fois en 1787-1792. Parmi ces lieux arrachés aux Turcs figurait le Sud de l’actuelle Ukraine et en particulier Odessa, ville dont 34,4% des quelques 400 000 habitants étaient juifs d’après le recensement de 1897. Une autre ancienne possession ottomane devenue russe est la Bessarabie (actuelle République de Moldavie) qui fut conquise par les Russes en 1812, perdue en 1856 et reconquise en 1878. De son côté, l’Empire autrichien s’étendit aux dépens des Turcs tout au long des XVIIIe et du XIXe siècles, finissant par englober des territoires où vivaient d’importantes communautés ashkénazes (Hongrie; Transylvanie; Bukovine) ou sépharades (Bosnie). Enfin, les Principautés danubiennes de Valachie et de Moldavie, qui reçurent en 1856 un statut d’autonomie vis-à-vis de l’Empire ottoman avant de devenir le Royaume de Roumanie en 1878, comptaient un grand nombre d’Ashkénazes et quelques communautés sépharades. Autant dire que pour les Juifs provenant du Sud du Yiddishland (Ukraine; Bessarabie; Roumanie; Bukovine), l’arrivée en Palestine ottomane ressemblait davantage à une transition d’un espace désottomanisé depuis peu à des régions où l’étendard turc flottait encore. Du moins jusqu’au moment où la victoire de la Grande-Bretagne et de la France sur la Turquie en 1918 amputa cette dernière de toutes ses possessions levantines.
Le sentiment de relative familiarité que pouvaient éprouver en débarquant à Jaffa des Juifs venus de régions anciennement ottomanes n’était certes pas de mise pour les Ashkénazes originaires de régions plus septentrionales : la Lituanie au sens large (c’est-à-dire également la Biélorussie, le sud de l’actuelle Lettonie et le nord-est de la Pologne) et la Pologne proprement dite avec ses extensions en Galicie orientale (appartenant aujourd’hui à l’Ukraine).
Bialik un « palestinophile » devenu un Juif de Palestine mandataire à l’automne de sa vie
Ḥayim Naḥman Bialik (1873-1934) ne faisait pas partie des Juifs dont les ancêtres avaient vécu sous le joug ottoman puisque son hameau natal de Rady (Grada), situé en Volhynie, était passé directement du contrôle polonais à la domination russe lors du Troisième partage de la Pologne en 1795. Pourtant une grande partie de la vie de Bialik (de 1891 à 1892, puis de 1900 à 1921) se déroula à Odessa. Ce port franc, qui était situé en dehors de la Zone de résidence mais où la présence juive était admise sans limitation, constituait pour les Juifs de Russie l’antichambre de la Terre d’Israël : non seulement parce que c’était l’embarcadère permettant de relier la côte de la Mer noire à Jaffa, mais aussi parce qu’avant la Révolution russe, les principaux représentants de la littérature néo-hébraïque vivaient dans cette ville. C’est pendant cette longue période odessite, qui se situe entre son enfance et adolescence en Volhynie et son installation en Terre d’Israël (après un détour de trois ans en Allemagne entre 1921 et 1924), que Bialik composa la plus grande partie de son œuvre poétique et qu’il acquit le statut de vates (« prophète inspiré ») du mouvement sioniste.
Le premier poème de Bialik qui ait été imprimé est intitulé אֶל הַצִפּוֹר (El ha-tsipoyr/El ha-tsipor) « À l’oiseau »[2]. Les ébauches de cette élégie de 16 stances remontent à 1890, c’est-à-dire près d’un an avant la première installation du jeune Ḥayim Naḥman à Odessa. L’oiseau migrateur dont le poète salue le retour est censé venir de la Terre d’Israël. La vision de l’oiseau qui se pose sur le rebord de la fenêtre entraîne par métonymie l’évocation de toponymes bibliques : Sion; la plaine du Saron qui est décrite comme une vallée (עֵמֶק ‘ēmeq) sous l’influence de Cantique des Cantiques 2:1 où עֲמָקִים ‘amāqīm, pluriel de עֵמֶק ‘ēmeq « vallées », est mis en parallèle avec Šārōn « Saron » (אֲנִי חֲבַצֶּלֶת הַשָּׁרוֹן שׁוֹשַׁנַּת הָעֲמָקִים « je suis le narcisse du Saron, le lys des vallées »); la Colline de l’Encens qui est non seulement le recyclage du groupe nominal גִּבְעַת הַלְּבוֹנָה gib‘at hal-ləbōnāh figurant en Cantique des Cantiques 4 :6 mais aussi une réminiscence de Juges 21 :19 où לְבוֹנָה Ləbōnāh est un toponyme de la région de Shilo; le mont Liban ; le mont Hermon ; le Jourdain.

« À l’oiseau »[3]
Je salue ton retour, charmant oiseau,
Qui des terres du soleil reviens à ma fenêtre
J’ai tant aspiré à entendre ton doux chant
Depuis qu’un jour d’hiver tu quittas ma demeure!
Chante, raconte-moi, mon oiseau bien-aimé,
Les merveilles de ces lointaines contrées ;
Ce beau, ce chaud pays connaît-il lui aussi
Tant de malheurs, tant de tourments ?
M’apportes-tu le salut de mes frères à Sion,
De mes frères éloignés rapprochés ?
Las, les bienheureux! Savent-ils bien
Que j’endure, hélas, que j’endure des douleurs ?
Savent-ils bien comme mes ennemis sont nombreux ici,
Innombrables, las, innombrables ceux qui se lèvent contre moi ?
Chante, mon oiseau, les merveilles du pays
Où le printemps éternellement réside.
M’apportes-tu le salut du chant du pays,
De la vallée, du vallon, du sommet des montagnes ?
Dieu a-t-il donné sa grâce et sa consolation à Sion ou est-elle encore délaissée avec ses sépultures ?
Le Val du Saron et la Colline de l’Encens[4]
Répandent-ils leur myrrhe, leur nard?
S’est-il éveillé de son sommeil, L’Ancien dans les forêts,
Le vieux Liban endormi ?
La rosée tapissera-t-elle comme des perles le Hermon
Ou coulera-t-elle comme des larmes?
Comment se portent les eaux limpides du Jourdain?
Et toutes les montagnes, et toutes les collines?
S’est-elle retirée la pesante nuée
Qui étendait l’obscurité, l’ombre de la mort ?
Chante, mon oiseau, le pays où nos pères ont trouvé
La vie, la mort !
Sont-elles encore fanées les fleurs que j’ai plantées
Comme je le suis moi-même ?
Je me souviens des jours où je fleurissais comme eux,
Mais à présent j’ai vieilli, ma force m’a quitté[5]
Raconte, mon oiseau, le secret de tous les genêts,
Et que t’ont susurré leurs branches ?
Ont-elles prodigué des nouvelles consolantes ou espéré des jours meilleurs ?
Leurs fruits bruissent-ils comme le Liban ?
Et mes frères œuvrant, semant dans les larmes de la tristesse
Ont-il moissonné la gerbe dans l’allégresse ?
Qui me donnera des ailes pour que je m’envole vers le pays
Où bourgeonnent l’amandier, le dattier ?
Et moi, que te conterai-je, charmant oiseau,
De ma bouche qu’espères-tu ouïr ?
D’un recoin d’un froid pays tu n’entendras pas des chants,
Mais juste des élégies, juste des plaintes et des gémissements.
Raconterai-je les tourments qui retentissent avec fracas dans le pays des vivants ?
Las, qui pourra jamais compter les détresses qui passent, les détresses qui viennent résonner à nos oreilles ?
Migre, mon oiseau, vers ta montagne, ton désert !
Bienheureux es-tu de quitter ma demeure ;
Si avec moi tu résidais, toi aussi, volatile jubilant,
Tu pleurerais amèrement, tu pleurerais sur ma destinée.
Certes les pleurs et les larmes ne sont pas un bon remède,
Ce ne sont pas eux qui guériront ma blessure ;
Mes yeux se sont usés, j’ai rempli une outre de mes larmes,
Déjà mon cœur est consumé comme de l’herbe;
Mais je n’ai plus de larmes, tout est fini déjà
Seule ma peine est sans fin
Je salue ton retour, mon oiseau bien-aimé
Fais retentir ton chant joyeux !
En 1924, bien des années après la composition de ce poème liminaire, Bialik fut accueilli en triomphe à Tel Aviv où il se fit construire un hôtel particulier qui ressemblait à l’immeuble odessite de la rue Mala Arnautskaya en face duquel se trouvait l’appartement où il avait modestement vécu pendant des années[6]. Curieusement, ce qui pouvait passer pour une consécration de sa carrière de poète national du mouvement sioniste correspondit à un essoufflement de son inspiration poétique. L’une des raisons de cette impasse tenait au fait que toutes les poésies qu’il avait composées durant sa seconde période odessite (1900-1921) obéissaient à la prosodie paroxytonique de l’hébreu ashkénaze. Or les Juifs du yishuv parlaient l’hébreu selon la prononciation sépharade qui depuis près de quatre décennies avait été préconisée par Eliezer Ben-Yehuda. Le poète national du peuple juif rénové eut du mal à adapter sa création poétique à ce nouvel environnement linguistique. Il se rabattit donc sur l’écriture en prose qui ne posait pas de problèmes majeurs du point de vue prosodique. Avec son ami Yehoshua Khone Ravnitski (1859-1944), il compila un recueil des légendes du Talmud et du Midrash intitulé Sefer Ha-Agada « le livre de la légende » et composa des livres pour enfants. En d’autres termes, son transfert dans le pays qu’il avait rêvé de rejoindre depuis les années de la composition de son premier poème À l’oiseau se traduisit par un tarissement de sa création poétique et par sa transformation en un prosateur.

‘Agnon et la mise en scène de la levantinisation d’un Juif galicien
L’œuvre de Shmuel Yosef ‘Agnon et, en particulier, trois de ses romans[7], contiennent des réflexions sur le processus au terme duquel des Juifs est-européens ou centre-européens parvenaient à s’intégrer aux conditions de vie de la Palestine ottomane ou mandataire. Le premier en date de ces trois romans, Oreaḥ naṭah lalun, raconte le voyage du double narratif de l’auteur en Galicie orientale, dans sa bourgade natale de Szibucz (anagramme approximatif de Buczacz, où ‘Agnon avait brièvement séjourné en 1930, 22 ans après l’avoir quitté pour se rendre en Palestine ottomane). Le chapitre XII de ce roman inspiré d’une visite réelle à Buczacz contient une scène où il est question des fruits de la Terre d’Israël : le voyageur affirme aimer les olives mais les Juifs diasporiques qui l’écoutent considèrent ces fruits comme trop « amers et salés ». La maîtresse de maison (la patronne de la pension de famille où se déroule ce dîner) raconte avoir goûté des olives en Hongrie en pensant qu’il s’agissait de prunes. Or leur goût excessivement amer et salé lui parut si insupportable qu’elle faillit recracher ce qu’elle avait tout d’abord pris pour des prunes. Quant au nommé Dolek, il affirme préférer les poires et les pommes de son pays (la Galicie) aux figues, aux dattes et aux caroubes dont il affirme que les sionistes sont friands. Autrement dit, la capacité à supporter la saveur amère et salée des olives est présentée ici comme un marqueur de l’intégration au pays d’Israël : le double narratif de l’auteur y est tellement habitué qu’il regrette ne pas en trouver au dîner qui lui est servi dans la pension de famille de Szibucz, tandis que les autres convives ne connaissent guère les olives que de réputation et les considèrent comme des fruits peu ragoûtants.
Manifestement le rapport aux fruits de la Terre d’Israël sert à mesurer le degré d’intégration des Juifs est-européens au pays antique qui de prime abord leur apparaît comme une contrée nouvelle. Dans Tmol shilshom – que ‘Agnon commença à écrire vers 1924, date de sa seconde installation en Terre d’Israël, même s’il ne l’acheva qu’en 1945 -, on trouve l’évocation de faits bien antérieurs au voyage de 1930 qui inspira Oreaḥ naṭah lalun. Au tout début de Tmol shilshom (Ire partie, ch. 2), Isaac Kumer, le double narratif du jeune ‘Agnon, fait la grimace quand il goûte des olives pour la première fois de sa vie et se méfie des tomates, fruit qu’il n’a jamais consommé de sa vie. Or, quelques pages plus loin, on apprend qu’il commence à s’accoutumer aux olives (Ire partie, ch. 4) et même aux tomates et aux aubergines (Ire partie, ch. 6). Il en arrive même à oublier le goût des cerises, du cassis et des canneberges[8] de sa Galicie natale. Il s’habitue tant et si bien aux olives que, 22 ans plus tard, le double narratif de ‘Agnon rentré momentanément au pays affirme ne plus pouvoir s’en passer, comme si le degré d’intégration à la Terre d’Israël se mesurait à la capacité d’aimer ce fruit qui d’après Deutéronome 8:8 est l’un des sept fruits de la Terre promise (avec le blé, l’orge, le raisin, la figue, la grenade et les dattes).
La structure initiatique du roman de formation qu’est Tmol Shilshom contraste fortement avec la mise en scène du choc provoqué par le retour au pays natal dans Oreaḥ naṭah lalun. La puissance de cette opposition tient aux circonstances biographiques qui ont inspiré ces deux romans. De fait, Tmol Shilshom relate la première expérience palestinienne de l’auteur à l’époque de la Deuxième ‘Alyah, terme mentionné dès la première phrase du roman. En revanche, Oreaḥ naṭah lalun narre le voyage du double narratif de l’auteur 22 ans après l’arrivée de ‘Agnon à Jaffa en 1908 et 6 ans après sa seconde tentative, nettement plus réussie, de s’intégrer à la Terre d’Israël en 1924. La différence entre la participation de l’auteur à la Deuxième ‘Alyah et son retour en Terre d’Israël dans le cadre de la Quatrième ‘Alyah ne tient pas seulement au fait qu’entre 1908 et 1912, date de son départ de la Palestine ottomane vers l’Allemagne où il resta jusqu’en 1924, Czaczkes alias ‘Agnon avait eu le temps de se levantiniser au point de s’habituer aux olives et même peut-être de les apprécier. Elle est également due à des facteurs plus humains que proprement climatiques, agricoles ou gastronomiques. En effet, l’année même de la première arrivée de Czaczkes en Palestine ottomane, le jeune pionnier juif galicien de 21 ans avait publié sa première nouvelle ‘Agunot (Les Abandonnées) dans l’éphémère revue littéraire Ha-‘Omer[9]. C’est grâce à cette nouvelle que cet auteur assit sa réputation littéraire. L’importance qu’elle joua dans sa carrière se mesure au fait qu’il dériva son pseudonyme ‘Agnon du titre de ce petit chef-d’œuvre liminal. Ce pseudonyme finit par devenir son nom usuel au point d’oblitérer son vrai patronyme Czaczkes qui présentait l’inconvénient d’être trop diasporique et de véhiculer le signifiant un peu ridicule de « colifichet » en yiddish (tshatshke).
En outre la seconde des deux immigrations de ‘Agnon en Terre d’Israël, celle qu’il effectua dans le cadre de la Quatrième ‘Alyah, n’était pas aussi aléatoire que la première. Au lieu d’arriver dans la Jaffa ottomane, ‘Agnon s’établit à Jérusalem, la capitale en plein essor de la Palestine mandataire. Pour ‘Agnon, le chemin de Jaffa à Jérusalem n’a pas duré les quelques heures que duraient alors un voyage en chemin de fer ou en diligence pour aller d’une ville à l’autre. Pour lui, la route reliant les deux villes emprunta le détour d’un séjour de 12 ans en Allemagne où il devint un écrivain professionnel grâce à sa rencontre avec l’éditeur Salman Schocken. À la différence du tout jeune Kumer (il n’avait que 23 ans), qui pensait avoir trouvé à Jérusalem une forme de rédemption grâce à son mariage avec la pure Shifrah et qui y mourut peu de temps après des suites de la morsure du chien Balak, ‘Agnon s’établit à Jérusalem à l’âge plus mûr de 37 ans, après qu’une bonne partie de ses brouillons furent partis en fumée dans l’incendie de sa maison de Bad Homburg. La période allemande contribua aussi à transformer le Juif galicien Czaczkes alias ‘Agnon en un yekke d’adoption. Alors que les débuts difficiles de Czaczkes et de son double narratif à Jaffa et dans ses environs étaient caractérisés par la présence massive de Juifs russes (dont la femme fatale Sonia Zweiring) qui considéraient les Juifs galiciens comme des enfants gâtés, peu aguerris à la réalité levantine de la Palestine ottomane, la période allemande de ‘Agnon lui permit de s’intégrer harmonieusement ּà la microsociété juive germanophone de la Jérusalem mandataire.

C’est précisément dans ce milieu yekke hiérosolymitain que ‘Agnon a choisi de situer l’action de son roman posthume Shirah. Le personnage de l’infirmière Shirah, une Juive russe émancipée de la Troisième ‘Alyah, celle des Juifs socialistes venus d’Ukraine entre 1919 et 1923, représente une version prolétarisée de l’élégante Sonia Zweiring, une demoiselle de bonne famille comme l’étaient souvent les jeunes ḥalutsot de la Deuxième ‘Alyah. Quoi qu’il en soit, ces deux personnages remplissant toutes deux la fonction narrative de la femme fatale et délurée se rattachent l’un comme l’autre à la composante ethnique dominante du yishuv de la Palestine ottomane et mandataire. L’infirmière Shirah déstabilise profondément Manfred Herbst, un byzantinologue assez terne de l’Université hébraïque de Jérusalem. Herbst, savant sur le retour, comme le suggère le signifiant allemand de son patronyme, est une caricature cruelle mais réaliste des Juifs allemands avec lesquels le Galicien ‘Agnon avait fini par s’identifier. Sa passion maladive pour Shirah révèle que pour certains Juifs allemands immigrés en Palestine mandataire dans le cadre de la Cinquième ‘Alyah (1932-1939), le summum de la levantinisation n’était pas tant l’intégration au contexte palestinien mais la tentation de l’encanaillement avec des Juifs venus de Russie, dont l’ethos pionnier contrastait violemment avec les bonnes manières occidentales des immigrants provenant de la Mitteleuropa.
Conclusion
Apparemment, Bialik et ‘Agnon, arrivés en Palestine mandataire la même année (1924), ont réussi leur ‘Alyah : le premier fut accueilli sur un tapis rouge par les Telaviviens et le second s’intégra avec succès à Jérusalem. Pourtant Bialik ne retrouva pas dans cette reproduction eretz-israélienne d’Odessa[10] et dans la copie telavivienne de l’hôtel particulier de la rue Mala Arnautskaya l’inspiration poétique qui l’avait habité sur les bords de la Mer noire. Pendant dix ans, le vates du mouvement sioniste se reposa sur ses lauriers, jusqu’à sa mort à Vienne à l’âge de 61 ans des suites d’une erreur médicale. En un sens, la mort poétique de Bialik précéda d’une dizaine d’années le décès effectif de l’auteur empirique dont le nom était déjà immortalisé par une œuvre poétique tout entière composée en diaspora.
Quant à ‘Agnon, son installation à Jérusalem fut des plus bénéfiques puisqu’il y devint plus prolifique que jamais, comme si l’incendie accidentel de ses manuscrits à Bad-Homburg avait constitué pour lui une renaissance et un recommencement. Toutefois le choix surprenant de faire mourir tragiquement son double narratif au moment où tout commençait à sourire à ce dernier laisse à penser que l’auteur ‘Agnon ne s’était pas complétement libéré de la hantise d’un échec fantasmé. À moins que cet écrivain marqué par l’influence du creuset culturel austro-hongrois ait voulu suggérer à travers la mort absurde d’Isaac Kumer les effets de la pulsion de mort qui s’était déjà manifestée à travers son rapport masochiste à Sonia. Une fois débarrassé officiellement de cette liaison toxique (il entreprend tout exprès un voyage à Jaffa pour abolir formellement des engagements qui n’avaient pourtant rien d’officiels), Isaac peut recommencer sa vie sur des bases nouvelles en épousant la fille d’un rabbin de la secte hassidique de Munkács. Affaibli par la maladie, ce piétiste juif hongrois est moins regardant sur le choix de son gendre et il accepte d’accorder la main de sa fille à un Galicien qui récemment encore s’était laissé allé au mode de vie émancipé des sionistes russes de Jaffa.
Les deux destins de Bialik et ‘Agnon constituent des paradigmes emblématiques de la dynamique sioniste et de la capacité de cette dernière à réformer la condition juive diasporique dans un contexte nouveau. Pourtant, ces immigrants de deux des cinq ‘Aliyot[11] sont peut-être avant tout des représentants de la littérature hébraïque de la Diaspora plutôt que les initiateurs d’un style proprement israélien.
Cyril Aslanov
Cyril Aslanov, ancien élève de l’École Normale Supérieure (ULM) est professeur des universités. Il enseigne la linguistique et l’hébreu à Aix-Marseille Université. Il est membre de l’Académie de la langue hébraïque (Jérusalem).
Notes
1 | Cyril Aslanov, « Le rôle de la littérature dans la renaissance de la langue hébraïque », Perspectives. Revue de l’Université Hébraïque de Jérusalem, 20 (2013): p. 59-79. |
2 | Sur les circonstances de la publication de ce poème, voir Avner Holtzman, Hayim Nahman Bialik: Poet of Hebrew, trad. Orr Sharf, New Haven-London, Yale University Press, 2017, p. 44-47. |
3 | Traduction de Cyril Aslanov. Figurent en italiques les parties traduites par Ariane Bendavid. |
4 | Sur ce toponyme biblique voir Chris McKinny et Aharon Tavger, « From Lebonah to Libnah: Historical Geographical Details from the PEF and other Early Secondary Sources on the Toponymy of Two Homonymous Sites », dans: David Gurevich et Anat Kidron (dir.), Exploring the Holy Land – 150 Years of the Palestine Exploration Fund, Sheffield, Equinox, 2018, p. 107-122, spécialement 108-112. |
5 | Bialik avait 17 ans quand il commença à composer ce poème et 18 ans quand celui-ci fut publié. Le Je lyrique de cette strophe n’est naturellement pas autoréférentiel : c’est la prosopopée du vieux peuple d’Israël ou du vieux pays ancestral (la Terre d’Israël) qui voient dans le retour des Juifs à Sion pour y cultiver la terre et « y planter des fleurs » (référence au projet de faire refleurir le pays) un acte de réjuvénation nationale. On reconnaît en filigrane derrière la référence aux fleurs et au fleurissement une référence à l’action de « faire fleurir les désolations » (להפריח נשמּות le-hafriaḥ nešammot), réminiscence scripturaire d’Ezéchiel 36 :32-36. Sur l’importance cardinale que les Amants de Sion accordaient à l’agriculture dès 1882, au début de la Première ‘Alyah, voir Ran Aaronsohn, « The Beginnings of Modern Jewish Agriculture in Palestine : ‘Indigenous’ Versus ‘Imported’ », Agriculture History, Vol. 69, No. 3 (Summer, 1995), p. 438-453. Toutefois, le thème du « refleurissement des dévastations » ne commença à devenir omniprésent qu’à partir de la Deuxième ‘Alyah. Voir Alon Tal, « To Make a Desert Bloom : The Israeli Agriculture Adventure and the Quest for Sustainability », Agriculture History, Vol. 81, No. 2 (Spring 2007), p. 228-257. L’emploi des mots « fleurs » (pərāḥīm/próxim) et (pāraḥtī/poraxti) « j’ai fleuri » dans le poème de Bialik doit donc encore s’entendre au sens métaphorique. Il faudra attendre quelques années pour que les méthodes modernes introduites par l’agronome Yitzḥak Volcani (1880-1955) ne revalorisent la terre dévastée par l’incurie des fallāḥīn et que la métaphore du « fleurissement des dévastations » (hafraḥat nešammot), qui fait apparaître la même racine פר׳׳ח prḥ que פֶּרַח peraḥ « fleur » et פָּרַח paraḥ « fleurir », ne devienne une réalité. |
6 | Cyril Aslanov, « La littérature néo-hébraïque, transplantation de l’espace littéraire pontique ? » dans : Mzago Dokhtourichvili et al. (dir.), The Black Sea as a Literary and Cultural Space (Yearbook of Comparative Literature, 2), Tbilissi, Ilia State University Press, 2019, p. 203-216, spécialement 205-206. |
7 | Oreaḥ naṭah lalun, 1939 = L’hôte de passage, trad. Ruth Leblanc et André Zaoui, Paris, Albin Michel, 1973; Tmol shilshom, 1945 = Le chien Balak, trad. Ruth Leblanc et André Zaoui, Paris, Albin Michel, 1971; Shirah, 1971 (posthume). |
8 | C’est ainsi qu’il faut probablement interpréter le sens de תות הכנעני tut ha-kna‘ani dans l’hébreu de ‘Agnon. Il s’agirait d’une paronomase entre le nom que porte cette baie dans certaines langues européennes et le toponyme Kna‘an « Canaan ». La langue européenne de référence de ‘Agnon étant l’allemand, on pense au nom Kranbeere, terme d’origine basse-allemande qui fait concurrence avec le plus usuel Preiselbeere et qui est très proche de l’anglais cranberry. De nos jours, ce fruit est désigné en hébreu au moyen du néologisme חמוצית ḥamutsit. |
9 | Sur les circonstances de la publication de ‘Agunot, voir Gershon Shaked, « Midrash and Narrative: Agnon’s ‘Agunot’», in : Geoffrey H. Hartman et Sanford Budick (dir.), Midrash and Literature, New Haven-Londres, Yale University Press, 1986, p. 285-303. |
10 | Barbara E. Mann, A Place in the History: Modernism, Tel Aviv and the Creation of Jewish Urban Space, Stanford CA, Stanford University Press, 2006, p. 10-13. |
11 | ‘Agnon appartient à la fois à la Seconde ‘Alyah et à la quatrième ; Bialik à la quatrième |