Le 19 avril 1943, le vingtième convoi quittant le camp de transit de Malines en Belgique à destination d’Auschwitz, avec à son bord 1631 déportés juifs, fit l’objet d’une action menée par des résistants en vue d’en libérer les passagers. 236 d’entre eux sautèrent du train qui les destinait à l’extermination. Agnès Bensimon revient sur cet acte de rébellion – unique en Europe occidentale sous administration nazie pendant la Seconde Guerre mondiale – auquel le musée juif de Belgique a consacré, cette année, une exposition.
236 : c’est le nombre des évadés du XXème convoi parti de la Caserne Dossin, à Malines, entre Bruxelles et Anvers, le 19 avril 1943 à destination d’Auschwitz-Birkenau. Un acte héroïque, unique et méconnu dans l’histoire de la déportation : l’attaque du train menant à la mort 1 631 Juifs par trois jeunes hommes, des amis d’enfance, sans expérience et avec peu de préparation. Ils s’appelaient Youra Livchitz, Robert Maistriau et Jean Franklemon. Ils forcèrent le convoi, pour la première fois composé de wagons à bestiaux, à s’arrêter dix kilomètres après son départ de Malines. À l’intérieur des 40 wagons, des groupes de résistants avaient patiemment préparé leur évasion. La convergence non concertée des deux actions permit cet exploit inégalé.
L’attaque du convoi du 19 avril 1943 s’est produite le 14 Nissan 5703, le premier soir du Seder de Pessa’h – la fête de la liberté pour le peuple juif. Coïncidence de l’Histoire, le soulèvement du ghetto de Varsovie éclatait au même moment, à plus de 1 000 kilomètres de là. Cet événement, largement ignoré hors de Belgique, a été documenté au fil des décennies par les chercheurs et historiens belges, et en particulier par Maxime Steinberg (1936-2010), pionnier de cette recherche et conseiller scientifique du Musée Juif de la Déportation et de la Résistance de Malines, et par Laurence Schram, docteure en Histoire, archiviste et chercheuse. Entre janvier et août dernier, le Musée juif de Belgique revenait sur cet événement à travers une exposition mêlant son récit, peintures de Luc Tuymans (°Mortsel, 1958)et des photographies de Jo Struyven (°Sint-Truiden, 1961).
La caserne Dossin, antichambre de la mort
Entre les mois d’août 1942 et août 1944, 25 625 Juifs et 351 Roms, détenus entre les murs de la caserne Dossin à Malines, ont été déportés principalement vers Auschwitz-Birkenau. Sur ces dizaines de milliers de déportés, via les 27 transports organisés sur deux ans, seuls 1 395 étaient encore en vie à la libération des camps.
La ville de Malines était opportunément choisie, située à mi-chemin entre Anvers et Bruxelles, où vivent la majorité des Juifs en Belgique. La caserne elle-même se trouvait à proximité d’une voie de service donnant accès au réseau ferroviaire belge. Les bâtiments étaient vastes, tournés vers l’intérieur, à l’abri des regards. C’est ainsi qu’en juillet 1942, la caserne Dossin devient le « SS – Sammeläger für Juden – Mechelen », le camp de rassemblement de Malines, à l’image de Drancy en France. Les grandes rafles de l’été 1942 inaugurèrent la mise en œuvre de la déportation des Juifs dits « apatrides ». À compter du 27 juillet 1942, les prisonniers commencent à affluer au camp de transit où ils reçoivent leur numéro d’inscription sur les listes des convois à venir, nommés « transports de travail ». Les juifs belges sont placés sur des listes à part et ne sont pas concernés par les déportations avant septembre 1943.
Par une ordonnance allemande, L’Association des Juifs en Belgique[1], entité équivalente au Judenrat et composée de notables communautaires, avait été créée en novembre 1941. L’occupant lui impose, entre autres choses, de constituer des registres reprenant des listes familiales de l’ensemble des Juifs résidant sur le territoire. L’affiliation était payante et obligatoire. Courroie de transmission des mesures anti-juives l’AJB est chargée d’envoyer (à ses frais) les convocations aux « transports de travail ». Au départ, de nombreux Juifs répondent à l’appel pour éviter des représailles. C’est leur obéissance aux mesures imposées qui a permis la réussite des premiers convois. Il n’y avait en effet pas plus de 20 SS assignés aux “affaires juives” dans chacune des quatre grandes villes de Belgique (Anvers, Bruxelles, Liège et Charleroi). Le premier convoi quitte Malines le 4 août 1942 en direction d’Auschwitz-Birkenau, avec 998 Juifs. Progressivement, beaucoup n’y répondent pas et préfèrent se cacher avec l’aide de la résistance ou celle de la population. Sous la pression de Kurt Asche[2], l’AJB distribue un texte menaçant (voir illustration), qui ne fait pas grande impression. En septembre 1942, à peine 4 000 des 12 000 Juifs convoqués se présentent volontairement à la caserne Dossin. Seules les rafles à grande échelle permettent de remplir les convois, notamment celles d’août 1942 à Anvers et celle de septembre qui suit, à Bruxelles. À partir de novembre 1942, les départs de convois s’espacent et les Allemands ne parviennent plus à réaliser d’arrestations de masse, les Juifs ayant plongé dans la clandestinité. L’occupant n’atteindra jamais les 300 arrestations par jour qu’il s’était fixées comme objectif.
Les déportés du XXe convoi
Le XXe convoi est typique de la solution finale. Sa formation commence immédiatement après le départ du XIXe, parti le 15 janvier 1943. Preuve qu’il est devenu de plus en plus difficile d’atteindre les objectifs, il faudra 94 jours aux autorités nazies pour le former. Il sera composé uniquement de Juifs arrêtés chez eux, trahis ou transférés depuis divers centres d’internement et prisons.
Le secrétaire général du ministère belge de la justice, Gaston Schuind, s’adressant au commandement militaire allemand, signale que ce convoi emportera de nombreux enfants « qui ne portent certainement aucune responsabilité dans les événements actuels et sur lesquels l’humanité la plus élémentaire prescrit de veiller ». Les 242 enfants inscrits sur la liste du XXe transport ne seront pas épargnés, dont la petite Suzanne Kaminski qui a à peine plus d’un mois. Partiront également, malgré la vaine démarche humanitaire du haut fonctionnaire belge, les vieillards dont il remarque qu’ils « ne peuvent de toute évidence être utilisés en vue du travail. Il en est dont l’âge dépasse 80 et même 90 ans ». Le plus âgé, Jacob Blom, est né en 1852. Parmis les évadés, le plus jeune est Simon Gronowski, né en 1931, et le plus âgé, Alex Cleffmann, de 1878.
19 avril 1943 : l’attaque du XXe convoi
En 1943, plus personne ne se fait d’illusions sur ces « transports de travail » au sein des divers mouvements de résistance et du Comité de Défense Juive (CDJ[3]). L’idée d’une action armée pour libérer les déportés est formulée par Ghert (Hertz) Jospa, Mauritz Bolle et Roger Van Praag, membres du CDJ, créé pour apporter un secours matériel (argent, coupons de rationnements..) et logistique (caches, hébergements…) aux Juifs. Le Comité n’a aucunement l’expérience armée lui permettant d’envisager une telle entreprise. Jospa soumet néanmoins l’idée à son instructeur du Parti Communiste et du Front de l’Indépendance (FI), mais les partisans armés l’estiment trop dangereuse. Un jeune médecin juif, Youra – Georges – Livchitz, dont le frère aîné Alexandre est un combattant, prend sur lui de mener à bien l’action imaginée par le CDJ. Il s’adresse à son ami Robert Leclercq, responsable du Renseignement dans un groupe de résistance connu sous le nom de Groupe G mais les membres du réseau, experts en sabotage, refusent également le plan. Grâce à son ami, comme lui un ancien du Libre Examen[4] à l’Université de Bruxelles, Livchitz se procure un revolver de petit calibre 6.35 mm. Il recrute 48 heures avant la date de l’attaque deux anciens condisciples de l’Athénée Royal d’Uccle[5], à Bruxelles, où ils ont fait leurs études secondaires, Robert Maistriau et Jean (Jan Peter Karel) Franklemon. Pour Maistriau, c’est une première action dans la résistance. Comédien, Franklemon appartenait déjà à un réseau. En cet après-midi du 19 avril, c’est un petit groupe inexpérimenté qui s’apprête à attaquer le XXe convoi. Youra, le « chef », réunit ses co-équipiers place Meiser à Bruxelles et ils enfourchent leurs vélos pour atteindre la voie ferrée Malines-Louvain, au passage de la chaussée d’Haecht. Là, ils se dissimulent dans les fourrés du tronçon Boortmeerbeek-Wespelaar, à une dizaine de kilomètres de Malines d’où, à la gare de Muyzen, un embranchement conduit, par Louvain, à la ligne Bruxelles-Cologne. Ils disposent pour tout viatique de trois pinces et d’une lampe-tempête masquée de papier rouge qu’ils placent sur la voie à l’approche du convoi. Ce signal d’usage avertit le machiniste de la présence d’un obstacle censé obliger le train DA 801 à s’arrêter pour raison de sécurité. Dans son témoignage, Albert Simon, le machiniste, déclarera qu’il avait observé le signal, l’avait reconnu comme inhabituel et non conforme mais avait à dessein stoppé la locomotive, comme il avait, à plusieurs reprises, déjà ralenti le convoi depuis le départ de Malines, une marque de résistance au projet de déportation. Le plan des jeunes gens était très simple : Livchitz devait braquer son pistolet sur le conducteur pour l’immobiliser, pendant que Maistriau et Franklemon ouvriraient le maximum de wagons en distribuant les billets de cinquante francs que le CDJ leur avait remis pour aider les évadés.
Deux éléments imprévus vont faire capoter le plan initial : pour la première fois dans l’histoire de la déportation, les Juifs sont enfermés dans des wagons à bestiaux, plus difficiles à ouvrir ; et pour la première fois, l’escorte a été dédoublée : une partie d’entre elle a pris place à l’avant du train, en plus de l’habituel wagon de queue. Livchitz ignorait ces changements. Quelques minutes après le début de l’attaque, les Schupo réagissent. Assaillants et évadés vont subir les tirs croisés de la fusillade. Armé de son 6.35mm, Youra Livchitz, blessé, doit se replier, tirant sur les soldats qui le poursuivent. Jean Franklemon menacé par un soldat près de la locomotive n’a pas eu le temps d’ouvrir un seul wagon. Tant bien que mal, dans la fureur des tirs, Robert Maistriau parvient à ouvrir le 17e des 40 wagons du convoi. De quinze à dix-sept déportés sautent vers la liberté.
Les rebelles du XXe convoi
À la faveur de l’attaque du XXe convoi qui a permis l’arrêt du train et créé la confusion propice à l’action, la Résistance organisée exécute ses plans d’évasion. Dans la masse des rumeurs, celle d’une action d’un groupe armé avait essaimé, sans convaincre. De fait, les résistants n’attendaient pas leur salut d’une intervention extérieure et avaient prévu de s’évader par leurs propres moyens. En effet, certains des détenus en attente du XXe convoi appartiennent à la Résistance, à l’insu des SS du camp pour qui ils sont des déportés au titre de l’évacuation des juifs. S’ils ne font pas partie des mêmes structures, ils se connaissent personnellement et se retrouvent ensemble à leur arrivée à Malines. Comme la formation de ce convoi a pris plus de trois mois, ils ont eu le temps de s’organiser pour préparer leur évasion.
Ils vont même constituer un « wagon de la résistance » ainsi dénommé parce qu’il regroupait des membres des partisans armés. Les numéros des listes de transport avaient en effet été trafiqués afin de leur permettre d’être réunis pour mener à bien leur évasion. L’une des premières détenues de la caserne Dossin, Eva Fartag, préposée à l’enregistrement des déportés sur la Transportlist, a joué ici un rôle capital pour la formation de ce wagon, à ses risques et périls.
Parmi les résistants évadés, Jacques Cyngiser, cordonnier, ancien combattant de la guerre d’Espagne avait rejoint la compagnie juive du corps mobile des partisans, issu de la MOI, la Main d’œuvre Immigrée, comme le juif hongrois Sandor Weiss, interné avec lui à Malines. Cyngiser fut nommé responsable du wagon. Artisan de l’évasion, il rassembla le plus d’outils possible, trouvés soit dans les ateliers, soit dans les colis. Le jour du départ, il possédait une petite scie, un autre avait reçu un tire-bouchon caché dans un colis. Dès que le train s’était mis en marche, ils avaient entrepris d’attaquer la porte du wagon.
Autre particularité de ce XXe convoi : la « liste spéciale » sur laquelle figuraient 19 déportés s’étant déjà évadés d’un précédent transport mais qui avaient été appréhendés à nouveau. Dans le camp de Malines, on les surnommait les « flitsers » (fuyards, en yiddish). Signalés à la vigilance des gardiens par des marques de peinture sur leurs vêtements, ils avaient été placés dans un wagon à part, à l’arrière du transport, où les Schupos pouvaient plus facilement les surveiller. Malgré ces mesures, six d’entre eux s’échappèrent.
Dans un émouvant récit paru en 1979, « Conte à rebours, une résistante juive sous l’occupation », Claire Prowizur-Szyper, décédée l’an dernier à 101 ans et installée en Israël depuis 1969, raconte comment des résistants du mouvement trotskyste PSR, dont son mari, avaient également veillé à introduire des outils dans des wagons. Malgré la douleur d’abandonner un père souffrant, Claire a sauté du train à l’arrêt avec l’aide de son mari. Ils ont fini par atteindre le point de passage d’un tram communal pour Liège sans se faire arrêter. Ils ont poursuivi jusqu’au bout leurs activités de résistants.
Le plus jeune évadé, Simon Gronowski, 11 ans, a sauté du train avec d’autres déportés, sur l’injonction de sa mère Hana, qui n’a pu le suivre. La peur au ventre, il a marché seul, au cœur de la nuit, jusqu’au hameau de Berlingen, près de Borgloon, où une femme lui a ouvert sa porte, l’a conduit chez le garde-champêtre qui à son tour l’a confié au gendarme Jean Aerts, lequel était prêt à cacher l’enfant. Simon tenait plus que tout à retrouver son père à Bruxelles et le gendarme l’a accompagné à la gare. Il a livré sur le tard le récit de sa jeunesse sous l’occupation, dans « L’enfant du XXe convoi » paru en 2002, et dans un livre illustré pour enfant, « Simon, le petit évadé ». Depuis, il n’a eu de cesse de témoigner pour les jeunes générations. Le 27 janvier dernier, âgé de 91 ans, il accompagnait encore un groupe d’élèves en visite à Auschwitz -Birkenau.
Tous les 236 « sauteurs » n’ont pas eu cette chance. 26 d’entre eux ont été abattus, et 92 immédiatement repris. Mais les 118 évasions réussies constituent un record.
Qu’est-il advenu des trois jeunes garçons téméraires à l’issue de leur action ? Youra Livchitz, celui qui fut le premier à croire possible l’attaque d’un convoi de la déportation, fut blessé par un tir. Réfugié chez les parents d’une amie qui le soignent du mieux qu’ils peuvent, il tient à prévenir ses coéquipiers, mais l’homme qui reçoit l’information à transmettre est un délateur à la solde de la Gestapo. Dénoncé, il est arrêté un mois après les faits, tout comme ses hébergeurs, résistants eux aussi. Youra Livchitz réussit néanmoins à s’évader spectaculairement du quartier général de la Gestapo en maîtrisant son garde, puis en revêtant son uniforme. Sa nouvelle liberté est de courte durée : le 26 juin 1943, lui et son frère Alexandre sont appréhendés par la Feldgendarmerie alors qu’ils projetaient de passer en Angleterre. Pour sa participation à l’action armée de libération du transport XXe convoi, Youra Livchitz est exécuté le 17 février 1944 au stand de tir de Schaerbeek. Il avait 26 ans. À quelques heures de son exécution, il adresse une magnifique lettre d’adieu à sa mère. Héroïque jusqu’au bout, il refuse d’avoir les yeux bandés devant le peloton d’exécution.
Robert Maistriau, lui, s’est caché dans les Ardennes après l’attaque et a rejoint l’état-major du Groupe G où il sera chargé de la formation des nouveaux résistants. Il participera à des opérations de sabotage, avant d’être arrêté en mars 1944 par la Sipo, emprisonné au fort de Breendonk[6] puis déporté en mai à Buchenwald. Après une marche de la mort de cinq jours, il arrive à Bergen-Belsen où il reste jusqu’à la libération du camp, le 15 avril 1945, puis est rapatrié en Belgique à la fin du mois. En 1994, il a été reconnu « Juste parmi les Nations » par le Mémorial de Yad Vashem. Il est décédé à Bruxelles en 2008.
Jean Franklemon est arrêté le 4 août 1943 et transféré lui aussi au fort de Breendonk. Condamné par le tribunal militaire allemand à six ans de prison « pour des actions ayant porté préjudice à des membres de la Wehrmacht et pour avoir injustement libéré des prisonniers lors d’un transport », il est transféré en Allemagne et emprisonné au camp de concentration de Sonnenburg, puis à Sachsenhausen. Il y est détenu du 15 novembre 1944 au 4 mai 1945 et va survivre aux marches de la mort. Après la guerre, Jean Franklemon devient musicien en Allemagne de l’Est où il restera jusqu’à sa mort en 1977, fidèle à son idéal communiste.
Le sort des déportés du XXe convoi
Que savons-nous du sort des déportés du XXe convoi à leur arrivée à Auschwitz ? Laurence Schram, docteure en Histoire et chercheuse au Musée Juif de la Déportation et de la Résistance, a patiemment reconstitué les éléments qui permettent de répondre à cette question : « Il n’y a pas que l’attaque et les évasions massives qui distinguent le XXe transport des autres trains de la déportation de Malines à Auschwitz. La partie de son histoire à Auschwitz-Birkenau présente aussi des aspects particuliers et, somme toute, inattendus. Une publication historique sur ce convoi se devait de tenter de retracer également l’itinéraire des 1.404 déportés descendus du train à Auschwitz, de situer la mise à mort de la plupart à Birkenau et de repérer les traces des autres dans l’univers des camps. »
Le train parvient à destination avec un jour de retard, le 22 avril 1943, sans s’arrêter à la gare d’Auschwitz. Les déportés sont débarqués directement sur la Judenrampe. Dès la descente du train, 883 personnes sont menées à la chambre à gaz, en grande majorité des femmes (80%), ainsi que la plupart des enfants. « Mais la descente du train et la sélection qui a suivi ne se sont pas déroulées sans difficultés. La sélection et l’acheminement vers les chambres à gaz-crématoires des déportés voués à la mort immédiate s’est vraisemblablement opérée dans l’agitation, la rébellion, voire la violence, entraînant cette protestation des SS d’Auschwitz auprès de Berlin, où les services de Eichmann répercutent la réprimande sur les responsables des déportations des Juifs de Belgique, de France et de Pays-Bas » nous apprend Laurence Schram. Pour prévenir les rumeurs alarmantes, les SS d’Auschwitz déclenchent des « Actions courrier ». Les nouveaux internés doivent écrire des cartes postales rassurantes destinées à l’AJB ou à leurs proches en Belgique. Ces cartes parvenaient aux services de la Sipo-SD qui les remettaient à l’AJB pour les adresser à leurs destinataires.
Dans les faits, 276 hommes vont être soumis au travail de forçats. Des 245 femmes arrivées de Malines, 112 sont affectées au Blok 10 de Birkenau, celui des « expériences médicales ». Le médecin SS August Hirt au camp de Struthof-Natzweiler, en Alsace, va lui aussi s’intéresser aux cobayes d’Auschwitz pour développer sa collection de crânes et de squelettes juifs, dans le but de prouver la supériorité de la race aryenne. Himmler, qui soutient le projet, lui fait livrer une centaine de cadavres en provenance de Birkenau. 86 de ces corps ont été retrouvés très récemment, conservés dans du formol, cachés dans les caves de l’Institut d’Anatomie de Strasbourg (lien article Maelle). Tous étaient tatoués, et c’est grâce à cette marque indélébile que, cinquante ans plus tard, Hans-Joachim Lang, journaliste et historien, a réussi à les identifier. Parmi ces cadavres se trouvent six femmes déportées de Malines le 19 avril 1943.
A la libération des camps, on organise le retour de 88 hommes, 65 femmes et 3 enfants du XXe convoi.
80 ans après
L’attaque du XXe convoi constitue un événement unique dans l’histoire de la déportation des Juifs d’Europe. En Belgique, 80 ans après, des initiatives mémorielles ont rappelé dans des formes différentes l’exploit des trois jeunes résistants et le courage des évadés.
Le Musée juif de Belgique leur a rendu récemment un important hommage en exposant les visages et les noms des 236 évadés du XXe convoi, identifiés grâce à l’immense travail des archivistes du Centre de Documentation sur l’Holocauste et les Droits de l’Homme de Malines. L’exposition « 236- Land (es)capes from the 20th Convoy » a été inaugurée le 20 janvier 2023 et la Fondation Auschwitz a édité un remarquable ouvrage-catalogue sur le XXe convoi à l’occasion du 80e anniversaire de l’attaque du 19 avril 1943.
Deux artistes contemporains, le peintre Luc Thuymans (dont les grands parents étaient des nazis flamands) et le photographe Jo Struyven, ont accompagné l’exposition de leurs œuvres. Revenant sur cet acte de résistance, le photographe avait donné à voir les paysages dans lesquels avait pris place cet événement unique. L’artiste avait dressé avec 19 grands formats nocturnes en noir et blanc, un « mémorial » contemporain. Un seul tirage en couleur, montrait la maison où le petit Simon avait demandé secours. « Le XXe convoi a traversé une partie importante de la région où j’ai grandi, étant passé à 50 mètres de ma maison d’enfance, a expliqué Jo Struyven. Je l’ai découvert en rencontrant Simon Gronowski. Depuis, je n’ai cessé d’imaginer le désarroi des déportés.»
La Ville de Bruxelles a quant à elle honoré les héros de l’attaque du XXe convoi en inaugurant trois plaques commémoratives à leur nom dans les allées du Bois de la Cambre, au cœur de la capitale.
Agnès Bensimon
Notes
1 | Le 29 août 1942, l’un des directeurs de l’AJB, Robert Holzinger, surnommé Gestapo, est tué par balle en pleine rue et le bureau de l’AJB est incendié par la résistance juive. L’attentat fut revendiqué par le Drapeau rouge en ces termes : « Le chef de l’Association juive qui n’avait pas hésité à coopérer avec l’occupant pour martyriser ses concitoyens juifs a payé sa trahison. Un bras vengeur l’a abattu en rue. » |
2 | Kurt Asche avait le grade d’Obersturmfürer dans la SS. Il fut le conseiller aux affaires juives chargé de superviser l’application des mesures anti-juives et la déportation en Belgique, d’août 1942 à octobre 1943. |
3 | Le CDJ est une organisation de résistance belge, affiliée au Front de l’Indépendance, fondée par le communiste juif Hertz Jospa et son épouse Have Groisman – Yvonne Jospa, en septembre 1942. |
4 | Le Libre examen est le principe fondateur de l’Université Libre de Bruxelles. L’article premier des statuts organiques, en 1894 stipulait que « L’enseignement de l’Université passe par le libre examen ». |
5 | Trois professeurs et 14 élèves de l’Athénée Royal d’Uccle sont morts dans la résistance, 8 d’entre eux ont été fusillés par les Allemands. |
6 | Le fort de Breendonk, situé à 20 km au sud d’Anvers a servi de camp de concentration puis de camp de transit pendant la Seconde guerre mondiale. Résistants et otages y subissent force tortures et sévices. Il est dirigé d’une main de fer sous le commandement du Sturmbannfürer Philipp Schmitt. Celui-ci fut le seul criminel de guerre à être exécuté en Belgique. Lire « Breendonk 1940-1945 », Patrick Nefors. Ed. Racine. 2005. 356 p. |