« Les deux faits sont vrais en même temps : les universités ont mal géré la situation et Trump instrumentalise l’antisémitisme pour attaquer les universités. »

L’historienne Deborah Lipstadt a été l’envoyée spéciale en charge de la surveillance et de la lutte contre l’antisémitisme sous l’administration Biden. Dans cet entretien, elle livre sa perception des débats qui agitent les États-Unis autour de ce sujet, entre craintes d’une instrumentalisation de cette lutte par Trump et refus du camp progressiste de faire le ménage chez soi. 

 

Deborah Lipstadt (Capture d’écran YouTube)

 

Avec le recul, comment résumeriez-vous ce qui a été accompli durant la période où, à la tête du bureau fédéral chargé de la surveillance et de la lutte contre l’antisémitisme, vous avez travaillé pour l’administration Biden ?

Deborah Lipstadt : Nous avons accompli beaucoup de choses. L’administration a publié la toute première Stratégie nationale de lutte contre l’antisémitisme, qui a mobilisé 27 ou 28 agences fédérales différentes pour traiter ce sujet de manière coordonnée et sérieuse. C’était une avancée majeure — et cela a eu lieu avant le 7 octobre.

Nous avons créé les Lignes directrices mondiales pour la lutte contre l’antisémitisme. Nous avons obtenu l’adhésion de 43, peut-être 44 ou 45 pays et organisations multilatérales — un véritable engagement international contre l’antisémitisme.

Aussi, nous avons aidé à diffuser cette idée selon laquelle l’antisémitisme constitue une menace à plusieurs niveaux. Je l’ai évoqué comme cela devant le Sénat américain : il faut parler d’un spectre de l’antisémitisme, qui va de l’extrême droite à l’extrême gauche. Et ce qui est frappant, c’est que les extrêmes se rejoignent : il ne faut d’ailleurs pas tant parler d’un spectre que d’un fer à cheval. L’extrême gauche et l’extrême droite partagent les mêmes tropes, les mêmes stéréotypes : pouvoir, argent, complot…  Et ce fer à cheval s’étend vers le centre : les idées extrêmes pénètrent le cœur du débat. 

Il faut surtout faire comprendre que l’antisémitisme n’est pas seulement un danger pour les juifs. C’est une menace à plusieurs niveaux : menace directe pour les juifs, les institutions juives, et ceux qui leur sont associés ; menace pour la démocratie : croire au complot juif, c’est renoncer à la démocratie, car si vous pensez que les juifs contrôlent la justice, les médias, la finance, alors vous cessez de croire au système démocratique ; menace pour l’État de droit : quand des étudiants juifs à UCLA se voient refuser l’entrée à la bibliothèque parce qu’ils sont juifs ou « sionistes », et que la sécurité universitaire ne fait rien, ces étudiants perdent foi dans le droit car la loi ne les protège pas ; menace pour la sécurité nationale car il existe aussi un antisémitisme utilitaire, instrumentalisé par des États : après le 7 octobre, l’antisémitisme a explosé en Chine, diffusé comme message politique. Rappelons-nous que dans les années 50, le KGB a orchestré une campagne antisémite en Allemagne de l’Ouest pour discréditer les Occidentaux…

L’antisémitisme est donc une alerte pour toute la société. L’antisémitisme est comme un feu orange clignotant avant que le feu ne passe au rouge. Et ce passage rouge, au-delà de la seule question de l’antisémitisme, marque le basculement dans la crise, la violence, le chaos social.

Ce cadre d’analyse s’est révélé très puissant. Je me souviens avoir été à Amsterdam seulement quatre ou cinq jours après les émeutes qui ont entouré le match Maccabi Tel-Aviv / Ajax Amsterdam début novembre 2024. J’ai rencontré la maire et je lui ai expliqué ce concept ; elle m’a écoutée très attentivement. Idem à Halifax, au moment des troubles à Toronto et Montréal. J’ai parlé avec la ministre canadienne des Affaires étrangères, et elle m’a dit que cela l’avait vraiment aidée à mieux comprendre la situation. Parfois, quand on partage cette grille de lecture – avec des juifs ou non -, cela provoque un déclic. Les gens pensent : « Je dois bien traiter les juifs, car ce sont mes concitoyens, mes beaux-enfants, mes petits-enfants ». Et puis ils entendent cette analyse, et soudain, ils voient les choses autrement, avec plus de profondeur politique. 

Vous avez aussi travaillé à faire avancer les Accords d’Abraham. 

Oui. Pas tant sur les relations bilatérales avec Israël – d’autres s’en occupaient – mais en encourageant les États du Golfe, le Maroc, et même l’Arabie saoudite (où je suis allée deux ou trois fois) à reconnaître que leur hostilité historique envers Israël s’était souvent exprimée sous la forme d’un antisémitisme explicite. Et que s’ils voulaient réellement transformer les dynamiques régionales, ils devaient aussi affronter cette réalité. Nous avons accompli beaucoup. J’aurais aimé en faire davantage. 

Et bien sûr, le 7 octobre a tout bouleversé…

 

 

Mais diriez-vous qu’après le 7 octobre, quelque chose a changé radicalement ? Ou bien aviez-vous déjà conscience d’une situation latente qui est soudainement devenue plus manifeste ?

On savait qu’il existait des courants sous-jacents, mais c’est l’ampleur qui a changé, l’échelle, l’intensité. L’antisémitisme en Amérique n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est la manière décomplexée dont il s’exprime aujourd’hui.

Quand vous avez quitté votre poste en janvier 2025, je crois avoir lu que vous étiez inquiète à propos de l’administration Trump ?

Non, ce n’est pas exact. Un journaliste a déformé mes propos. Ce que j’ai dit, c’est que j’avais une confiance totale en Marco Rubio – il était alors pressenti pour le poste de Secrétaire d’État. Il avait été très clair et constant dans sa dénonciation de l’antisémitisme, et je pensais qu’il resterait engagé sur ce sujet. C’est cela que j’ai dit.

Mais vous comprenez ma préoccupation sous-jacente à cette question qui concerne l’idée d’une instrumentalisation politique de la lutte contre l’antisémitisme par l’administration Trump – notamment pour ce qui concerne le monde universitaire américain…

Oui, bien sûr. Et les deux choses peuvent être vraies en même temps : le fait que les universités ont mal géré la situation et le fait que le discours de Trump instrumentalise l’antisémitisme pour attaquer les universités.

Les universités ont adopté une attitude permissive, et cela s’est retourné contre elles. On a dit : « Les campements sont interdits… mais on va les laisser s’installer ». Et ensuite, les bâtiments ont été occupés. C’est un peu comme avec un enfant – je ne compare pas les manifestants à des enfants, mais vous voyez l’idée. L’enfant lance un doudou : on ne dit rien. Puis une balle : toujours rien. Puis une brique. Même avant les campements, les universités ne prenaient pas l’antisémitisme au sérieux. Je l’ai dit dans mon tout premier discours : elles ont des programmes DEI (Diversité, Équité, Inclusion), mais ils excluent souvent les juifs. Les juifs sont mis à part. Et les universités n’ont pas sanctionné les comportements antisémites. Des étudiants venaient le signaler : « cette attitude est antisémite ». Mais l’administration ne prenait pas ces signalements au sérieux. C’est un phénomène qui apparaît très clairement dans les rapports de Columbia, de Harvard, et d’autres…

Après, il est vrai que la politique de Trump ne porte plus seulement sur la lutte contre l’antisémitisme : c’est devenu une attaque contre les universités d’élite, et souvent, elle n’a plus rien à voir avec l’antisémitisme réel. Certains y voient un combat idéologique plus large. Quelles que soient les motivations, si vous voulez combattre l’antisémitisme, faites-le. Si vous voulez remettre en question les universités, faites-le aussi. Mais ne mélangez pas tout. Et je ne pense pas qu’il faille « combattre » les universités. Ce sont des joyaux du système américain. Mais oui, elles ont laissé la porte ouverte et l’administration Trump s’y est engouffrée.

Comment analysez-vous le fait que l’extrême droite – aux États-Unis comme en Europe – se présente aujourd’hui comme défendant les juifs ?

Il faut commencer par dire qu’une réponse libérale à cette question doit commencer par un examen de soi : il faut d’abord faire le ménage chez soi. Être progressiste n’immunise pas contre les préjugés. Beaucoup de libéraux se disaient : « Nous ne pouvons pas être antisémites, nous sommes de gauche ! ». Or il n’y a là aucune impossibilité. Et on l’a vu. Je le répète souvent : mes amis de gauche voient l’antisémitisme de droite. Et mes amis de droite voient celui de gauche. Mais aucun ne voit celui qui se trouve juste à côté de lui.

Et à droite, justement, on voit ce mélange étrange : soutien affiché au sionisme et aux juifs, mais parfois associé à un fond antisémite. Chez Orban, dans un parti comme le PiS en Pologne, ou même dans une partie de l’extrême droite française, des attitudes très pro-Israël accompagnent des politiques ou des propos qui viennent heurter une mémoire juive de la Shoah.

Exactement. C’est tout à fait ça. C’est un phénomène nouveau. Pendant des décennies, l’extrême droite haïssait simplement les juifs. Aujourd’hui, elle se dit pro-Israël tout en attaquant la mémoire juive. C’est une recomposition. Une opération marketing. C’est ce qui “se vend”. On le voit partout en Europe – et pas seulement.

Ce mélange étrange dont vous parlez traduit un pur opportunisme. Un cynisme absolu. En Allemagne, on a vu des membres de l’AfD manifester avec des groupes musulmans parce qu’ils étaient antisémites, et avec des juifs, parce qu’ils les supposaient antimusulmans, même si ce n’était pas le cas. C’est opportuniste. Et profondément dérangeant. Mais les extrêmes ne cherchent pas la cohérence. Ils voient une faille, ils s’y engouffrent. Ce n’est pas une question de fidélité à des valeurs, ils veulent simplement gagner.

Diriez-vous que Trump agit ainsi ?

Je ne sais pas. Je ne le connais pas personnellement. Mais je sais que si certains dans son administration prennent très au sérieux la lutte contre l’antisémitisme, et je leur rends hommage, d’autres, en revanche, ont flirté avec l’antisémitisme, voire le négationnisme. Mais on pouvait trouver des gens douteux dans l’administration Biden aussi… Aucun cercle politique n’est parfait. Peter Baker a récemment publié un article dans le New York Times : il disait en substance que Trump combat l’antisémitisme, mais en alimente aussi certaines formes. La situation est paradoxale.

Et concernant Columbia : vous avez décliné une offre d’enseignement. Était-ce un geste politique ?

C’était un geste éducatif. Il se passe trop de choses à Columbia qui me troublent profondément. J’avais peur d’être utilisée comme une caution. Une feuille de vigne… Adam et Ève se sont couverts d’une feuille de vigne. Je ne voulais pas être cette feuille. Ou un « alibi symbolique » [token]. Une école prestigieuse m’a aussi invitée à intervenir devant son conseil d’administration. On avait découvert qu’une enseignante de CE2 avait distribué des contenus ouvertement antisémites. Et leur réponse, c’était : « Invitons Deborah Lipstadt ». Ce n’est pas une solution. Je veux bien aider à réfléchir si c’est sincère. Mais je ne veux pas être un alibi.

Êtes-vous optimiste quant à ce qu’on appelait jadis la « synthèse judéo-américaine » ou pensez-vous que quelque chose s’est brisé ?

L’antisémitisme en Amérique n’est pas nouveau. Mais il a changé. Il est plus visible. Plus assumé. Ce n’est pas nouveau — mais cela semble nouveau à certains. La jeune génération a tendance à y voir une grande nouveauté. Et de son point de vue, c’est sans doute vrai. Peut-être même pour la mienne. Mais pas pour celle de mes parents ou grands-parents, c’est autre chose. Quand j’étais jeune, on savait qu’un étudiant juif, même brillant, pouvait se voir refuser l’entrée dans certains cabinets d’avocats. Dans les années 1950 et 60, beaucoup de physiciens juifs ont dû inventer de nouveaux domaines de recherche parce qu’on ne les admettait pas dans les filières classiques. Ça a toujours été là. Cela a reculé un temps, dans les années 80, 90. Mais même avant le 7 octobre, cela revenait déjà.


Propos recueillis par Stéphane Bou

Deborah Lipstadt est une historienne américaine, spécialiste reconnue du négationnisme et de l’antisémitisme contemporain. Son ouvrage ‘Denying the Holocaust: The Growing Assault on Truth and Memory’ (1993) est une référence sur les discours négationnistes. Elle s’est illustrée publiquement lors du procès l’ayant opposée à David Irving en 2000, après qu’il l’a poursuivie en diffamation à Londres — procès qu’elle remporta, et qui marqua une étape importante dans la dénonciation des falsifications historiques. Elle est également l’autrice de ‘The Eichmann Trial’ (2011) et ‘Antisemitism: Here and Now’ (2019). En 2022, elle a été nommée par le président Joe Biden envoyée spéciale des États-Unis pour la surveillance et la lutte contre l’antisémitisme, fonction qu’elle a occupée jusqu’en janvier 2025.

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