#56 / Edito

 

Pas de politique dans K. cette semaine mais, pour apaiser les mœurs, un peu de littérature : d’abord un retour sur la réception en Italie de Primo Levi, disparu en avril 1987, il y a déjà vingt-cinq ans ; ensuite une lecture personnelle des jeux de reprise et d’interprétation de L’Étranger d’Albert Camus par A.B. Yehoshua, Edward Saïd et Kamel Daoud. Enfin, un panorama de l’histoire complexe des Judéo-espagnols d’Orient et de leur survivance, dont une des portes d’accès demeure leur important corpus littéraire (insuffisamment traduit, mais que nous fait découvrir une maison comme Lior Editions).

« Les Judéo-Espagnols de l’ex-Empire ottoman ont maintenu une culture de l’esquive, de l’accommodation au contexte extérieur (…) Ils constituent un ensemble fortement identifié de l’intérieur, dont l’identité reste solide, qui s’appuie sur les réseaux de sa diaspora et peu visible à l’extérieur de celui-ci » écrit Marie-Christine Bornes Varol. Elle retrace l’itinéraire d’une « communauté invisible », éclaircit la confusion que peut véhiculer l’appellation de « Sépharade », au sein desquels les Judéo-espagnols dessinent un parcours minoritaire spécifique, et revient sur la manière dont la Shoah a frappé cette communauté. Elle nous introduit aussi à ce qu’il reste de la communauté juive de Turquie, leur manière cryptique de cultiver leur religion, dans un environnement où les discours des partis islamistes font des Juifs les comptables de la politique d’Israël et l’objet de nombreuses théories complotistes.

Si Primo Levi est aujourd’hui considéré comme un classique de la littérature italienne du XXe siècle et comme un auteur de portée universelle, ce ne fut pas toujours le cas. Giorgio Berruto, allant à la rencontre de spécialistes italiens de l’auteur de Si c’est un homme et des Naufragés et rescapés, rappelle le long chemin d’une réception qui a longtemps cantonné Levi à la fonction de témoin. Témoin, il le fut évidemment, et avec une puissance d’évocation et de réflexion sur son expérience qui, à côté d’écrivains comme Ruth Klüger ou Imre Kertész, a peu d’égal. Mais, comme invitait à le faire Philipe Roth, dont le rôle fut important dans la reconnaissance proprement littéraire de Primo Levi, bien lire un écrivain comme celui-là, c’est savoir entendre une voix qui n’est pas seulement rivée à son statut de rescapé.

On se souvient du Meursault de L’Étranger de Camus et du roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête (Actes Sud) : opposition de deux versions sur le meurtre d’un arabe par un pied-noir. On connait moins, en revanche,  La mariée libérée (Calmann-Lévy) d’A.B Yehoshua ainsi que le chapitre qu’Edward Saïd consacre à Camus dans Culture et impérialisme (Fayard). À travers cet écheveau de références, Béryl Caizzi propose sa lecture. Elle repère un motif et un jeu d’interprétations en tension les unes par rapport aux autres où, à partir de la source camusienne, la question Franco-Algérienne propre à L’Étranger est reprise dans un triangle qui implique aussi bien les Français et les Arabes que les Juifs.

Primo Levi est mort le 11 avril 1987 à Turin. Pour l’anniversaire de sa disparition, Giorgio Berruto revient sur les péripéties de sa réception et de sa reconnaissance en Italie; c’est-à-dire sur la manière avec laquelle le témoin a tardé avant d’être reconnu comme l’immense écrivain qu’il est, aujourd’hui unanimement célébré.

Comment le récit de Meursault dans L’Étranger – avec en particulier la fameuse scène de son meurtre final – circule-t-il chez divers écrivains ? D’Albert Camus à Kamel Daoud, en passant par A.B. Yehoshua et Edward Saïd, Beryl Caizzi a repéré un jeu de reprises et de variations témoignant d’un motif secret sur lequel les relations inextricables entre Français, Arabes et Juifs sont projetées et interprétées de toutes les manières possibles.

Les Judéo-Espagnols « d’Orient » – ceux de l’ex-empire ottoman (par opposition aux Judéo-Espagnols « d’Occident » qui se regroupèrent surtout au Maroc) – « se connaissent et reconnaissent les uns les autres, mais personne ne les connaît », comme nous l’explique Marie-Christine Bornes Varol, qui rappelle qu’en Turquie aujourd’hui, les Juifs ont pour devise « pour vivre heureux, vivons cachés ». Retour sur une histoire complexe, qui s’est déroulée sur un espace géographique et à travers un écheveau de langue tout aussi complexes. Une histoire de la survivance d’une micro-société éparse, dont la Turquie demeure un centre.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.