# 239 / Edito : Libérations

La guerre s’achève donc, enfin. C’est avec un immense soulagement et une joie sans mélange que nous avons accueilli et célébré les nouvelles de la semaine qui vient de s’écouler. La séquence mortifère ouverte il y a deux ans, et s’éternisant depuis, vient de se clore, et cet achèvement a, par bien des aspects, le sens d’une libération. Libération des captifs survivants du 7 octobre, et libération de la population de Gaza de la violence des bombardements israéliens. L’obtention de ce résultat, c’était l’urgence même, trop longtemps différée et reléguant tout le reste à l’arrière-plan. Cela atteint, de nouveaux horizons politiques s’ouvrent au Moyen-Orient, à la fois pour les Palestiniens et pour les relations d’Israël avec ses voisins. La prudence est évidemment de mise, mais le simple germe du possible est déjà motif à se réjouir.

Pour l’État d’Israël, cette libération est une opportunité. C’est l’occasion, en fait, de tracer le chemin que cet État entendra suivre à l’avenir, de revenir sur le sens de la politique qui est la sienne, et d’interroger là où elle s’est avérée fautive. Car, ce que la séquence a fait éclater au grand jour – mais qui était déjà clair au moins depuis la crise politique déclenchée par l’annonce du projet de réforme judiciaire du gouvernement Netanyahu –, c’est l’ampleur des désaccords au sein d’Israël quant au sens à donner au sionisme réalisé. On attend des Israéliens qu’ils clarifient la signification qu’a aujourd’hui pour eux l’existence de l’État refuge, entre une voie démocratique qui devra assumer les lourdes exigences de l’apaisement, et une voie néomessianique qui s’inscrira dans la tendance générale à se détacher du droit au profit d’une politique de puissance. On ne voit d’ailleurs pas comment ils pourraient éviter de s’affronter à cette alternative. L’aspiration démocratique israélienne est aussi forte que tenace – des signes récents en ont encore attesté –, et elle mérite la confiance et le soutien des juifs de la diaspora. Il n’en reste pas moins que c’est sur leur propre avenir que les Israéliens auront à se prononcer.

Il y a peut-être un dernier motif, plus obscur et moins avouable, au soulagement que nous avons pu ressentir cette semaine. Car, le 7 octobre 2023, chaque juif a éprouvé la réactivation d’un principe de solidarité spécifique, forgé dans l’exil, qui voit dans une seule vie menacée, réduite à son plus pur dénuement, la mise en jeu intégrale de la persistance du peuple entier. Ce jour-là, où l’État qui incarne le plus fortement ce principe a vacillé, et chaque jour où se perpétuait depuis lors la détention des otages, les juifs ont été convoqués par leur solidarité. Or, la menace directe qui planait sur l’existence d’Israël s’est éloignée, et les derniers otages vivants viennent d’être libérés. La convocation s’estompe donc. Certes, le principe de solidarité persiste, toujours disponible à sa réactivation, et le peuple entier, dispersé, fait aujourd’hui, dans la liesse, l’expérience pleine d’émotions de son unité. Mais demain ? Demain est lourd de menaces et de défis : entre ici et là-bas, certains se font sans doute écho, mais on perçoit bien qu’il ne peut exister de perspective les prenant en charge de manière unifiée. 

Peut-être alors les juifs d’Europe, du moins ceux qui accordent encore une portée à cette appellation, sont-ils en droit de se sentir soulagés de la nécessité de se tenir à deux endroits à la fois. Mais le soulagement, de quelque type qu’il soit, ne peut être un relâchement. Car ce que la séquence a révélé de la crise de l’Europe, qui s’exprime en l’occurrence par un antisémitisme relancé — relance qui a trouvé un moteur paradoxal dans sa dénégation –, c’est que la condition diasporique est devenue plus critique qu’elle ne l’a été depuis très longtemps. Ces coordonnées post-7octobre, à coup sûr, vont continuer à se déployer. Or dans  la clôture qui vient de se produire là-bas, ce qu’on peut maintenant attendre, c’est une clarification et une décantation de la situation ici, et donc une mise en évidence des vrais clivages. De ce que l’avenir européen des juifs les requiert, nous sommes, à la revue K., plus que jamais conscients.

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Dans le numéro de cette semaine, nous présentons une analyse qui dépasse le cadre de l’actualité la plus immédiate évoquée plus haut. L’historien Jacques Ehrenfreund, se plaçant sous l’autorité de Yitzhak Baer en 1936 et de Marc Bloch en 1940, mobilise l’histoire comme « savoir pratique » pour saisir ce qui « ne s’est encore jamais présenté à nous ». Son analyse met en lumière la fin d’une époque, celle qui s’était ouverte après la Shoah et durant laquelle « la haine des Juifs auparavant structurante, était soudainement devenue inacceptable ». Le 7 octobre 2023 marque selon lui la clôture de cette parenthèse protectrice. L’existence juive, en Israël comme en diaspora, se retrouve à nouveau confrontée à l’épreuve d’une hostilité que l’histoire européenne semblait avoir définitivement disqualifiée. L’historien décrypte notamment comment une lecture postcoloniale du massacre a immédiatement « invisibilisé » sa dimension antisémite, participant d’une entreprise de « désingularisation » de la Shoah visant à « faire sauter » ce « verrou de protection d’Israël » que constitue encore, dans l’opinion occidentale, la mémoire du génocide.

Un texte rare de 1973, longtemps resté dans l’ombre et que nous publions intégralement, anticipait déjà des éléments de ce constat : celui de la plaidoirie de Robert Badinter prononcée lors du procès intenté par la LICA (l’actuelle LICRA) contre le bulletin « URSS », une publication de l’ambassade soviétique à Paris. En fustigeant l’antisionisme d’État promu alors par Moscou, l’avocat s’efforçait de montrer comment cette propagande contre Israël « puisait aux sources de l’antisémitisme ». L’historien Emmanuel Debono introduit et contextualise l’argumentation de Badinter, et en éclaire toute la portée contemporaine.

Enfin, nous sommes heureux dans ce numéro de publier le premier chapitre du roman de Peretz Markish Une génération passe, une génération vient (Dor oys dor ayn), chef d’œuvre de la littérature yiddish, inédit jusqu’alors en français et que Rachel Ertel vient de traduire. Les Éditions de l’Antilope publient simultanément un choix de ses poèmes traduits et rassemblés par Batia Baum sous le titre Le Tas (Di Kupe). Cette double publication rend justice à une œuvre à la fois éclatante et tragique, où la langue yiddish atteint une intensité visionnaire au cœur du XXᵉ siècle. Peretz Markish, poète et romancier européen majeur, avait rejoint le parti communiste en URSS et fut membre du Comité antifasciste juif avant d’être exécuté sur ordre de Staline.

Le massacre du 7 octobre 2023 a provoqué un séisme dont l’onde de choc n’a pas fini de traverser le monde juif. En Israël, il a réactivé le spectre du pogrom que l’État devait rendre impossible ; en diaspora, il a révélé la fragilité d’une sécurité que l’on croyait acquise. L’historien Jacques Ehrenfreund interroge ce que cet événement dit de notre temps : la fin de l’après-Shoah, la dissolution des repères moraux européens, et la persistance d’une hostilité que l’histoire semblait avoir disqualifiée.

En mars 1973, Robert Badinter prononce une plaidoirie — restée méconnue, mais capitale –lors du premier procès intenté en vertu de la loi Pleven, qui réprime l’incitation à la haine raciale. Face à un article de propagande soviétique où l’antisémitisme se déguise en antisionisme, l’avocat déploie une argumentation mêlant droit, histoire et mémoire juive.
À l’occasion de la panthéonisation de Robert Badinter, K. publie le texte intégral de cette plaidoirie, où s’illustrent son engagement contre l’antisémitisme et son attachement aux principes socialistes. L’ensemble est précédé d’une introduction de l’historien Emmanuel Debono et accompagné d’un appareil critique de notes.

Le 3 octobre 2025, les éditions de l’Antilope publiaient la traduction en français de deux œuvres majeures de l’écrivain yiddish Peretz Markish : le roman Une génération passe, une génération vient (Dor oys dor ayn), traduit par Rachel Ertel, et un choix de poèmes, traduits et rassemblés par Batia Baum dans le recueil Le Tas (Di Kupe). Œuvres dont la revue K. propose dans ce numéro une sélection d’extraits.

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Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.

La revue a reçu le soutien de la bourse d’émergence du ministère de la culture.