Les Juifs de Toulouse, dix ans après – Entretien avec Franck Touboul

Au début de l’année 2020, la télévision publique française consacrait une émission spéciale à la lutte contre l’antisémitisme. En deuxième partie de soirée, fut diffusé l’excellent documentaire de Georges Benayoun, Chronique d’un antisémitisme nouveau. Pour celui-ci, le réalisateur avait posé ses caméras à Toulouse, théâtre en 2012 des attentats de l’école Ozar Hatorah. Parmi les différents interviewés : des habitants, le personnel politique, des responsables associatifs, des imams… et Franck Touboul, le président du CRIF Toulouse Midi-Pyrénées. Dix ans après l’assassinat de Myriam Monsonégo, huit ans, de Jonathan Sandler et de ses deux fils, Gabriel, trois ans, et Arié, six ans, la Revue K. a voulu prolonger le dialogue avec ce dernier en l’interrogeant sur la réception du documentaire, la vie de la communauté juive toulousaine depuis l’attentat et la commémoration de son dixième anniversaire qu’il organise cette semaine.

 

 

 

Retour sur Chronique d’un antisémitisme nouveau

Au départ de notre enquête, il y avait un constat terrifiant et une question simple. Depuis le début des années 2000, douze personnes ont été assassinées en France parce que juives. Comment cela est-il encore possible en Europe ? La destruction des Juifs est-elle consubstantielle à l’Europe ? Comment, à l’aube de ce nouveau siècle, la France s’est-elle imposée comme le théâtre de la violence antijuive ?

Le film à faire devait être un film d’immersion, au plus près de la réalité et à la rencontre de la société. Il fallait faire un film de terrain et d’enquête, rencontrer des acteurs et des victimes. Notre but était d’explorer les formes d’un antisémitisme mutant, d’en expliquer les causes, d’en montrer la mécanique, les protagonistes mais aussi d’en interroger la nouveauté. Il devait mettre en évidence une progression de la menace, sur fond de banalisation et d’une forme de résignation des pouvoirs publics, en abordant les permanences et les discontinuités entre un antisémitisme d’extrême droite, d’extrême gauche et musulman.

Au préalable, il était important pour nous de vérifier certains chiffres. Nous avions donc décidé de rencontrer le directeur du Département Opinions et Stratégie d’entreprise de l’IFOP, Jérôme Fourquet[1]. Nous n’imaginions pas que ses propos allaient être aussi intéressants, autant qu’inquiétants. Les graphiques étonnent, les courbes s’envolent, leurs conclusions alarment : « Les Juifs sont comme les canaris jaunes qu’on mettait dans les mines de charbon au XIXe siècle pour alerter d’une catastrophe imminente. Lorsque mouraient ou s’évanouissaient ces petits oiseaux, les mineurs se dépêchaient de sortir de la mine afin d’éviter l’explosion ou l’intoxication qu’ils annonçaient. Dans nos sociétés, les Juifs ont, à leur corps défendant, cette fonction de vigie, de lanceur d’alerte sur l’imminence d’un coup de grisou ».

Voilà qui nous suggérait quelques pistes d’enquête : la réaction massive de départs de Juifs français vers Israël suite aux multiples attentats ; l’exil des Juifs de banlieue vers la capitale et ses banlieues plus aisées, etc. C’est alors qu’on s’intéressait très sérieusement à ces phénomènes que Toulouse s’est imposée à nous. Là se vérifiait, plus que nulle part ailleurs peut-être, la fuite incessante de la population juive.

Une alerte-information du 29 juin 2018 a aussi sonné l’alarme et nous a définitivement décidés à nous concentrer sur cette ville traumatisée. L’article avait pour titre : « Une enquête ouverte sur l’imam de Toulouse pour un prêche incitant à la haine ». Des propos antisémites datés de décembre 2017 venaient d’être révélés. Comment était-ce possible, cinq ans après la tuerie de mars 2012 ?

À travers les archives que nous avions déjà rassemblées, nous avions constaté combien Toulouse avait eu son lot d’attaques : une boucherie cacher visée par des tirs, des cocktails Molotov contre la jeune synagogue libérale aux débuts des années 2000, une voiture bélier enflammée lancée contre une synagogue en 2009, une agression d’étudiant de l’UEJF à l’Université Toulouse Le Mirail deux mois après le massacre de l’école Ozar Hatorah, et une nouvelle fois, en 2014, des cocktails Molotov lancés contre l’Espace du Judaïsme. Déjà, en février 2004, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy assurait, lors du dîner annuel du Crif de Midi-Pyrénées à Toulouse, que : « Plus aucun acte d’antisémitisme ne sera toléré. Voilà le message du gouvernement. » Ajoutant que « L’antisémitisme mondain des Dieudonné et compagnie doit être combattu car il prépare celui de « monsieur tout le monde » ». C’est dans cette même ville que, huit ans plus tard, un « monsieur tout le monde » radicalisé abattait sept personnes dont trois soldats, et quatre juifs dont trois enfants à bout touchant.

Toulouse nous a permis de prendre du recul, loin de Paris et de ses banlieues. C’est une grande ville française sans être l’une des trois premières. C’est une ville à taille humaine avec ses quelque 400.000 habitants. Une ville traditionnellement ouverte, avec une communauté juive bien implantée depuis le XIXe siècle, intégrée et soudée, joyeuse, à bien des égards emblématique d’une société française généreuse qui se reconnaît dans la République et ses valeurs. Terre d’accueil et de refuge, Toulouse est le réceptacle de mémoires communautaires très variées : celle des descendants de républicains espagnols fuyant le franquisme, des rapatriés d’Algérie venus revitaliser la ville dans les années 1960, d’immigrés africains et nord-africains enfin, arrivés principalement dans les années 1970. Et puis, depuis quelques années, une terre fertile du djihadisme.

Nous avons voulu faire un film de constat, au plus près des Toulousains, sans théorie et sans théoriciens. Un film dans lequel les personnages – juifs et non-juifs – racontent ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils vivent, les répercussions à Toulouse des événements nationaux, les déclarations, les manifestations, l’indifférence et l’aveuglement, jusqu’au massacre qui porta la situation à incandescence et vit la ville rose virer au rouge sang. Ce massacre est venu mettre en lumière une dérive amorcée depuis de nombreuses années qui se traduisait dans l’exil provoqué par l’insécurité. Résultat : la population juive toulousaine est aujourd’hui estimée à 12.000 personnes contre 18.000 il y a dix ans ; une perte de 30 à 40%

C’est dans ce contexte que nous avons rencontré Franck Touboul, le Président du CRIF Midi-Pyrénées, avec son franc-parler. Depuis sa nomination en 2015, il concentre son travail sur trois points : la lutte contre l’antisémitisme, le dialogue interreligieux et la sécurité de ses institutions. En parlant de dialogue interreligieux : il se souvenait, lors de nos premiers échanges, de son choc après la découverte de l’appel au meurtre proféré par l’imam de la Grande Mosquée. Il était pourtant allé à l’inauguration de la Mosquée avec le Maire. Depuis, il a coupé tous liens et a demandé aux rabbins et aux aumôniers d’en faire autant, en attendant que la Justice se prononce sur cette affaire. Pour lui :« Il n’y a pas de pays plus beau que la France mais il est de plus en plus difficile d’y vivre son judaïsme ». De fait, la situation est de plus en plus critique. Les Juifs de la ville et des quartiers cachent tout signe extérieur :  il n’y a plus ni kippa sur les têtes des passants, ni mezuza aux portes. La disparation de ces signes témoigne d’une progression lente, mais certaine, d’un judaïsme clandestin, voire invisible. Avant de disparaitre complètement ? Selon lui, dans quelques années, la communauté, qui se vide de ses membres, se posera la question de sa survie malgré les structures qu’elle a créées, comme un centre communautaire de 3000 m².

Toulouse doit déjà gérer la survie ou l’extinction des communautés environnantes. À Castres, Tarbes, Pau, Foix, les synagogues ont fermé et à Montauban il n’en reste plus qu’une. Franck Touboul se souvient avec nostalgie du temps où ces villes comptaient plusieurs synagogues chacune.

Ce déclin est dû aux nombreuses vexations que subissent les Juifs dans les rues . Cet antisémitisme ordinaire, qui empêche les rabbins de se déplacer en ville sans craindre des attaques, qui se caractérise par une « agressivité latente » mais parfois physique. Ces vexations sont à l’origine d’une migration intra-urbaine. Des Juifs quittent carrément Toulouse pour Paris ou pour l’étranger. Avec comme conséquence supplémentaire : une paupérisation de la population juive locale, car ce sont les plus nantis ou les plus jeunes qui ont la possibilité de partir. Les autres doivent s’accommoder de cette dure réalité.

Concernant les conséquences de l’attentat, il tire les mêmes conclusions que d’autres. Il n’y a pas eu de mouvement national de protestation comme après Charlie. On a tué des Juifs, et cela ne semblait concerner que les Juifs. Personne n’a pris conscience qu’un cap avait été franchi.

Dix ans après l’attentat et quatre ans après l’avoir rencontré pour réaliser à Toulouse Chronique d’un antisémitisme nouveau (diffusé sur France Télévision en janvier 2020), il était passionnant de reprendre le dialogue avec lui, au moment où il préparait la commémoration du dixième anniversaire de l’attaque de l’école Ozar Hatorah — Georges Benayoun et Haym-Vital Salfati[2]

 

Franck Touboul dans Chronique d’un antisémitisme nouveau de Georges Benayoun (2020)
Georges Benayoun : J’ai tourné le film il y a maintenant trois ans, il a été diffusé il y a deux ans. Quel effet a-t-il eu dans la communauté ? Et quel effet sur les Toulousains en général ?

Franck Touboul : Pour les Toulousains en général, je n’en sais rien. Les gens qui m’en ont parlé m’ont dit l’avoir beaucoup aimé, avoir été très émus. Mais dans la communauté, ce sont des choses qu’on n’a pas envie de voir et d’entendre. On l’a diffusé dans un cinéma pour la communauté et j’ai bien vu l’effet : sur le trottoir en sortant, les gens avaient envie de partir chacun dans leur coin, de ne pas avoir assisté à ce souvenir. Inconsciemment, ils auraient préféré ne pas avoir vu le film. C’est une réalité que les gens ne veulent pas voir. Je vais faire une comparaison avec le film d’Alexandre Arcady sur Ilan Halimi – 24 jours, la vérité sur l’affaire Ilan Halimi – qui n’a pas eu de succès. Il n’a pas rencontré son public, même pas dans la communauté, alors que d’habitude ses films y marchent bien. Mais c’est parce que c’était trop dur, parce que ça fait mal, parce que c’est quelque chose qui déchire.

Stéphane Bou : Le film de Georges Benayoun dans lequel vous apparaissiez venait après une période marquée par un tel déni, un tel aveuglement sur cet attentat de Toulouse, que l’on avait le sentiment que, pour la première fois, les choses y étaient clairement dites. Il a contribué à faire reconnaître une réalité…

Tout à fait mais cette réaction dont vous parlez, je l’ai vu surtout chez les juifs parisiens qui ont vu le film. Chez les juifs parisiens qui sont 300.000, qui pèsent, j’ai bien perçu cet effet de reconnaissance. J’ai reçu un nombre incalculable de coups de fil de gens venant de ce monde qui était galvanisé par le film comme si on venait enfin de lever le couvercle. Mais à Toulouse, c’est autre chose. À Toulouse, l’événement relève de l’intime. Il appartient au vécu de chacun. À chaque fois qu’on parle de cet événement, c’est comme une blessure. Et je sais déjà que le jour de la commémoration, je vais avoir plus de non-juifs que de juifs parce que les juifs souffrent trop de ces commémorations. C’est d’ailleurs une raison pour laquelle j’ai arrêté d’en organiser à partir de 2016. Pas du tout par déni de réalité, mais parce que les juifs de Toulouse voulaient pouvoir tourner la page, oublier un peu, se reconstruire.

Stéphane Bou : Au moment de l’attentant, quelles ont été les réactions des Toulousains non-juifs ?

C’est difficile de répondre à cette question sans généraliser. La seule chose que je peux dire c’est que Toulouse, en mars 2012, au moment des attentats, était une ville morte, tétanisée. Je n’avais jamais vu ça de ma vie. Il y avait comme une chape de plomb glacée qui pesait sur la ville. Les gens avaient peur de sortir, les rues étaient désertes et la vie était en suspens. Tout le monde était connecté à sa radio, à sa télé, il fallait qu’on trouve cet assassin qui venait de commettre quelque chose d’abominable. Et surement aussi, pour ne pas accabler la population qui ne s’est pas rendue à la marche blanche, les gens avaient peur. Le sommet de l’horreur avait été atteint et donc, d’une certaine façon, chacun voulait se tenir à distance de cette catastrophe. Il y a eu beaucoup de témoignages, beaucoup de gens qui sont venus déposer des fleurs, etc. Je me souviens que le trottoir de l’école était jonché de fleurs mais il y avait aussi un instinct de préservation. Quelque part, ils ont eu peur pendant une certaine période et quand le terroriste a été tué, ils ont été rassurés. Ils se sont dit « c’est horrible ce qu’ils ont fait mais heureusement on est sain et sauf ». Ce que je veux dire par là, c’est que de la part des Toulousains, il y a eu une position liée à un instinct de survie parce qu’ils ont eu peur pour eux aussi.

Georges Benayoun : Et comment ont réagi vos interlocuteurs non juifs lorsqu’ils ont vu le film ? Quelles ont été les réactions ? Des prises de conscience plus fortes, des réactions négatives ?

Je n’ai eu aucune réaction négative sur le film. Au moment de l’attentat, on a eu des regards compassionnels, comme si les gens n’étaient pas concernés. C’est d’ailleurs ce qui a expliqué, entre guillemets, la faible mobilisation nationale liée à l’attentat de Toulouse, qui a pourtant inauguré la litanie des attentats en France. Mais là, au moment de la diffusion du film, j’ai eu surtout des regards affligés, qui disaient, grosso modo : « on est dans la merde ». Ce qu’ils voulaient dire c’est qu’on est tous concernés. Donc même si ce film insiste sur la thématique de l’antisémitisme, il associe automatiquement ceux qui ne sont pas juifs dans le constat d’une évolution de la société française. Et au moment du film, ce n’était plus un regard compassionnel du type « On est avec vous, on compatit, vous êtes dans la merde », c’était un regard plus inclusif. En 2012, beaucoup de gens ont pensé que c’était une affaire entre les juifs et les islamistes et que, d’une certaine manière, aussi horrible que soit ce crime, ça ne concernait pas la France. Quand ça a commencé à toucher les journalistes, les gens se sont dit « ah d’accord, on est concerné ». Donc, ce film a pris la température, dans une ville de province qui a vécu ce qu’elle a vécu, d’une situation sociale dans sa globalité depuis le prisme de l’antisémitisme.

Georges Benayoun : Il y a plusieurs images de mon film qui ont frappé et profondément touché le public. Notamment celle qui montre des soldats, avec leur matériel militaire, manger dans le réfectoire avec les enfants. Est-ce que les soldats sont toujours présents de cette manière-là ?

Non, ils sont encore présents, mais pas de cette manière-là… Ce qu’il faut savoir c’est qu’au début les militaires occupaient le gymnase. Ils y avaient installé un campement militaire. Ils dormaient là sur des lits de camp et ils étaient dans la cour de récréation avec les enfants. Est-ce qu’on imagine ça ? C’est du délire complet. Aujourd’hui, rétrospectivement, quand on voit une image comme celle-là, on se demande comment une telle chose a été possible… Il y avait des camions avec des roues qui faisaient ma taille. Je rentrais dans l’école où je retrouvais des soldats en armes, dans la cour, en train de jouer au foot avec les enfants. Les mères de famille leur apportaient des gâteaux… Ils étaient jour et nuit dans l’école. Imaginez un peu des parents qui, le matin, déposent leurs enfants à l’école, la prunelle de leurs yeux avec une telle angoisse. Je vous fais une confidence : j’allais déjeuner entre midi et deux avec le directeur de l’école, le père de Myriam Monsonego, et je voyais à l’angle de la rue de l’école des parents qui chialaient de peur dans leur voiture. C’est un traumatisme terrible. Beaucoup d’enfants, aujourd’hui, se sont construit différemment parce qu’ils ont vécu l’attentat, parce qu’ils étaient cachés derrière un buisson, derrière une voiture, qu’ils ont envoyé un texto à leurs parents : « maman, je vais mourir… ». Cet événement a eu un effet sur leur destin et les chemins qu’ils ont pris dans leur vie.

 

Georges Benayoun : Marc Sztulman, porte-parole du CRIF Toulouse, dit : « On vit en permanence avec l’idée que ça peut revenir à tout moment ». Vous partagez ce sentiment ?

Bien sûr. On pense à ça tout le temps. Je n’ai jamais baissé la garde au niveau financier sur les agents de sécurité. J’essaie de voir le Général qui s’occupe du dispositif de sécurisation Sentinelle[3] le plus souvent possible et surtout je dis au préfet : « Ne m’enlevez jamais les soldats ». Aujourd’hui, le dispositif en France est passé en dynamique – les militaires ne sont plus stationnés devant les bâtiments, ils circulent partout – mais chez nous, ils restent statiques, encore dix ans après. Et si les soldats arrivent en retard, j’ai des familles qui me harcèlent. À sept heures trente du matin, je reçois des dizaines de coups de fil de parents qui déposent leurs enfants à l’école s’ils voient que les militaires ne sont pas là. Donc j’insiste auprès du préfet, du général de gendarmerie et du général de l’armée de terre pour que les militaires soient toujours là à l’heure et j’ai leur planning. Je sais à quelle heure ils arrivent, à quelle heure ils partent et je le signale quand il y a un accroc dans cet agenda parce que l’angoisse est là en permanence. Vous n’imaginez pas à quel point.

Georges Benayoun : À la fin du documentaire, vous disiez avoir conscience d’avoir été élu pour gérer le déclin de la communauté. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les communautés de province ont un niveau de renouvellement démographique extrêmement faible. Déjà dans les deux ou trois années après l’attentat, il y a eu un nombre de départs considérables. Mais surtout, jusqu’à aujourd’hui, les jeunes de ma communauté, qu’ils soient dans des écoles juives ou dans des écoles publiques, décident – à 80% ou 90% – de quitter la France après la terminale. Et je ne vois pas par quel miracle ils pourraient revenir.

Georges Benayoun : Ils partent où ?

Franck Touboul : La plupart partent en Israël. Ils vont en tout cas faire des études en dehors de Toulouse et même lorsqu’ils restent en France pour être formés, ils partent bien souvent ensuite en Israël. Encore récemment, j’ai échangé avec un jeune médecin qui a terminé son internat en France avant de partir en Israël passer son équivalence pour y devenir médecin militaire. Alors il y a peut-être une focale déformante avec Toulouse et cette génération qui a vécu les attentats directement, mais ce phénomène est symptomatique.

Stéphane Bou : Le tableau que vous faites d’un déclin irrésistible, il concerne les communautés juives de province en général…

Absolument…

Stéphane Bou : … Mais quel a été l’effet particulier de l’attentat dans la communauté juive de Toulouse au regard de cette dynamique de déclin général ?

C’est difficile de circonscrire les effets de l’attentat de cette manière ; car il n’y a pas un juif en France qui n’a pas vécu, émotionnellement en tous cas, les attentats de Toulouse. Et je suis intimement persuadé que beaucoup de jeunes juifs français se sont dit à ce moment-là qu’ils n’avaient pas d’avenir en France ; et pas seulement les jeunes. Il faut imaginer ce que ça voulait dire pour les parents et les grands-parents de mettre leurs enfants en école juive avec le risque désormais avéré que cela comporte. Mais c’est vrai qu’à Toulouse particulièrement, il fallait avoir un courage fou et sur la génération dont je parle, c’est impossible que cela n’ait pas eu d’effets. Comment auraient-ils pu se projeter dans quelque chose de durable en France dans ce contexte ?

Georges Benayoun : Mais vous considérez que l’impact de l’attentat va bien au-delà de Toulouse…

Bien sûr, c’est comme des ondes sismiques. Toulouse est au cœur de la tectonique des plaques, là où les gens s’en vont le plus vite possible. Et c’est véritablement ce qui s’est produit ici. Les gens sont partis, beaucoup, et le plus vite possible. Il y a eu des départs presque à la hâte. Des gens ont accéléré des projets de départ qu’ils avaient déjà de manière subite. Et après il y a les ondes, les secousses plus lointaines : des communautés autour de Toulouse, à Montpellier par exemple, et ainsi de suite jusqu’à Paris. Et à Paris aussi, il y a des gens qui ont décidé qu’ils devaient partir.

À mes yeux, il y a trois phénomènes qui se sont produits. D’abord, ce que j’appellerais un « judaïsme clandestin », notamment pour ceux qui n’ont pas les moyens de partir, s’est renforcé ; il touche ceux qui ont décidé de se cacher. Ensuite, ce qui est souvent décrit comme une alyah intérieure. Et enfin, il y a l’alyah tout court avec, dans le détail, certains juifs qui sont allés en Israël et d’autres au Canada, à Londres, aux États-Unis. Ce sont surtout les plus âgés qui sont restés et c’est pour ça que je dis que je gère le déclin. Ma communauté ne se renouvelle pas. Ses forces de renouvellement ont décidé de partir. Donc au-delà des deux années qui ont suivi l’attentat, il faut voir la lame de fond… Le résultat est simple : depuis 2012, une communauté de 12.000 personnes a perdu plus de 30% de ses membres.

Georges Benayoun : Vous m’aviez demandé de ne pas en parler dans le documentaire, mais les enfants de la communauté juive de Toulouse sont aujourd’hui essentiellement scolarisés dans les écoles juives, dans une proportion qu’on ne retrouve pas à Lyon ou à Marseille, parce que les scolarisations dans les écoles publiques ont donné lieu à de nombreux problèmes. D’où peut-être cette tentation du judaïsme clandestin dont vous parlez. Est-ce que vous pourriez préciser ce que vous entendez par-là ?

Il a toujours existé, qu’il soit conscient ou inconscient. Il y a ceux qui, dans l’histoire, ont toujours fait le choix de ne pas entretenir de liens avec la communauté juive au sens où ils ne participaient pas aux fêtes, soit parce qu’ils considéraient que ces pratiques étaient quelque chose qui relevait de l’intime soit parce qu’ils étaient motivés, sûrement de manière inconsciente, par un instinct de préservation ou un réflexe de prudence. C’est quelque chose qu’on entendait dans la voix lorsque certains disaient « je suis juif », mais en baissant d’un ton. Ils disaient d’ailleurs plus volontiers « Je suis un Israélite de France » et ça ressemblait à l’horrible pensée de Zemmour. Moi mes parents sont d’Algérie et à notre arrivée en France, nous étions dans cette culture-là. On vivait comme des Français, entre guillemets, et mon père, avant ensuite de redevenir religieux, mangeait du porc. Bref, des juifs qui font le choix de ne pas vivre en tant que juifs, qui n’ont pas de vie communautaire, qui mettent leurs enfants dans les écoles laïques et dont la judéité ne s’exprime qu’à l’occasion d’évènements ponctuels : à l’approche de la mort ou lorsqu’au décès d’un proche ils doivent revenir à la synagogue pour le kaddish.

Stéphane Bou : Certaines familles ashkénazes ont connu un phénomène de ce genre après la Shoah. Il ne fallait plus dire ou montrer que l’on était Juif. Cette identité se repliait dans le secret des familles…

Ce dont je parle n’est peut-être pas analogue mais il y a eu sans aucun doute un instinct de survie et de préservation, qui a consisté à dire : « On va dans des écoles publiques, on essaie de vivre normalement, on se fond dans la masse et surtout on ne fait pas d’histoires. » C’est un phénomène constant mais qui s’est accentué après les attentats et aujourd’hui j’ai autour de moi un couple de militants communautaires qui ont choisi, pour cette raison, de mettre leur fille à l’école publique. Il y a des juifs qui petit à petit se mettent en retrait de la communauté, qui fuient un climat anxiogène, un milieu objectivement anxiogène, des écoles juives anxiogènes, parce que menacées, etc. Même dans ma famille, ma mère me dit : « Ça suffit, mon fils, arrête, ne te mets pas en avant, c’est trop dangereux ». J’ai deux grands frères, qui pourtant sont par ailleurs des casse-cous, qui me disent aussi : « Ça y est Franck arrête, tu vas t’attirer des problèmes » Heureusement, plus on me dit ça, plus j’ai envie de m’obstiner dans ma tâche…

Stéphane Bou : C’est quelque chose comme un syndrome post-traumatique qui s’exprime dans ce retrait dont vous parlez…

Oui et le judaïsme clandestin, on le retrouve aussi bien chez les bourgeois que chez les plus pauvres. Côté bourgeois, c’est l’affirmation que « je suis citoyen français, j’ai une vie normale, je ne veux pas d’assignation identitaire » et du côté des plus pauvres, ce sont des gens qui se tiennent éloignés de la communauté parce qu’ils sont tellement fragiles qu’ils n’ont pas les moyens de se défendre d’être juifs. Il faut beaucoup de force sociale pour être juif, pour le manifester publiquement. Il faut une force de caractère mais il faut aussi une force matérielle. Il faut être en pleine possession de ses moyens pour assumer son judaïsme. Un exemple : Il y a moins d’un mois, j’ai rencontré une femme qui me dit : « J’habite au quartier Le Mirail – un quartier difficile de Toulouse – je suis dans un logement social, je veux partir. » Elle me dit « Vous savez je vois bien les allusions, les menaces, on nous a enlevé la mezzouzah, et quand on fait le kiddoush on le fait doucement… » Je suis allé voir le maire avec elle et je lui ai fait répéter pour que le maire se rende compte de sa situation. Un cas comme celui-là concerne des gens de très peu, des gens modestes, qui passent dans un judaïsme clandestin parce que l’affirmation extérieure de leur judaïsme est trop coûteuse pour eux. Cela me fait une peine terrible, mais je vois bien qu’il faut en effet être en pleine possession de ses moyens, tous moyens confondus, pour être un juif public, exposé, assumé.

Cela dit le syndrome post-traumatique, pour reprendre votre expression, ne se manifeste pas que dans le retrait… Je pense à un élu du CRIF, ancien adjoint au maire de Toulouse pendant trente ans, qui a toujours vécu comme un « israélite », au sens où on en parlait plus haut, mais dont la petite fille aujourd’hui va à l’école juive. Lui, il me harcèle. Il est devenu méconnaissable. Là, il démissionne du CRIF, alors que c’est un de mes amis les plus proches, parce qu’il ne supporte pas que Macron n’ait pas condamné le rapport d’Amnesty international. Il va aussi prendre des photos aux manifs, BDS, etc. C’est quelqu’un qui a fait toute sa vie de la politique, qui sait bien, évidemment, que les politiques ne sont pas nos obligés, qu’il faut batailler tout le temps, qu’on est dans le compromis.

Stéphane Bou : Pour prolonger sur cette famille du Mirail qui souhaitait déménager mais qui n’en avait pas les moyens… Est-ce que depuis les attentats, la mairie de Toulouse a pris en charge ces problèmes ?

Le maire actuel, Jean-Luc Moudenc, est parfaitement conscient des problèmes, alors que son prédécesseur, Pierre Cohen, socialiste, avait beaucoup de mal à nommer les choses, pour les raisons qu’on a dit tout à l’heure de chape de plomb idéologique sur l’antisémitisme et l’islam radical. Je me souviens de Jean-Luc Moudenc, alors conseiller municipal d’opposition tenant des propos extrêmement clairs sur la menace islamiste. Là-dessus, je n’ai rien à reprocher. Mais la question c’est : qu’est-ce que peut faire un maire ? C’est toute la politique de la ville qu’il faudrait refaire. Donc évidemment que c’est triste que ce soit cette famille qui soit contrainte de partir. Mais qu’est-ce que l’on peut faire d’autre ? On ne peut pas refaire la population…

Georges Benayoun : Les dix ans de l’attentat vont donner lieu à une grande commémoration nationale avec la participation du président français Emmanuel Macron et du président israélien Isaac Herzog. Quel est l’état d’esprit de la communauté juive de Toulouse à cette occasion ?

Je ne saurais dire quel est son état d’esprit. Je n’ai pas encore pris le pouls de ma communauté à ce propos. Mais il faut savoir que j’avais décidé, après mon élection à la présidence du CRIF Toulouse Midi-Pyrénées, d’arrêter les commémorations de l’attentat. Non pas pour tourner la page, évidemment, mais pour permettre à la communauté de se recentrer sur elle-même et de se reconstruire. J’ai voulu éviter les grandes messes commémoratives qui rejouent en permanence l’événement traumatique et j’ai préféré entretenir des conditions plus heureuses, nécessaires à la renaissance de la vie communautaire. Et de fait, même si dernièrement le Covid a mis un coup d’arrêt à cette vie communautaire, dans tous les évènements qu’on a organisés – les Shabbats communautaires, la journée de la Tsedaka, etc. – il y a toujours eu beaucoup de monde et des gens avec une grande envie de se retrouver.

Mais, évidemment, le moment de décider ce qu’il était opportun de faire à l’occasion des dix ans de l’attentat est arrivé, avec cet aspect supplémentaire qu’il fallait prendre en compte le fait que l’évènement commémoratif aurait lieu peu de temps avant l’élection présidentielle. Si l’attentat de Toulouse vaut évidemment pour lui-même, il marque aussi le début d’une série d’attentats terroristes islamistes dans notre pays. À ce titre, il nous a paru de notre responsabilité de donner ce rendez-vous mémoriel et politique à la fois pour continuer de rendre hommage aux victimes, mais aussi pour essayer de donner une forme de résonnance constructive – j’ai bien sûr conscience de la sensibilité de cette expression mais vous en comprendrez le sens – à cet horrible attentat. Notre responsabilité, c’est d’une part de regarder le passé et d’alerter sur ce qui fut une forme de cécité française en 2012 et dans les années qui suivirent. Mais c’est aussi, en même temps, de regarder l’avenir et d’éviter, en pleine campagne présidentielle, que certains refusent de voir le péril islamiste radical dans notre pays et que d’autres se servent de cette menace de l’islamisme radical à des fins politiques bien plus dangereuses, bien plus destructrices pour l’unité nationale, c’est-à-dire en l’instrumentalisant en défaveur d’une population qui, certes, à la marge se retrouve dans l’islamisme radical, mais dont l’immense majorité vit comme tout citoyen français normal avec, dans sa sphère intime, une croyance religieuse.

Georges Benayoun : Vous pouvez préciser qui sont ces « certains » ?

Ce que je veux dire c’est que la frange républicaine fréquentable de la classe politique française se rétrécit et aujourd’hui on constate que les partis dits républicains, ceux qui ne cèdent pas aux sirènes des extrêmes, sont de moins en moins nombreux. L’avènement même d’Emmanuel Macron sur l’échiquier politique, avec tout ce qu’il a généré de destruction des partis traditionnels a contribué à cette fragilisation. Dès lors, notre responsabilité, comme Français et comme juifs, c’est de préserver ce pacte républicain avec ce que cela implique de lucidité sur le réel d’une part, sur les désordres et les menaces qui pèsent sur notre pays et vis-à-vis desquels nous avons malheureusement, nous juifs, une longueur d’avance ; responsabilité, donc, pour dire qu’il faut les affronter avec une très grande détermination, avec beaucoup de courage, mais avec les armes de la République et sans jamais tomber dans l’amalgame et le rejet. Nous avons aussi, d’autre part, une responsabilité, comme citoyens français, de ne pas alerter uniquement sur le péril islamiste mais aussi sur la tentation des extrêmes.

Georges Benayoun : Est-ce que l’ensemble de la classe politique française a été invité à cette commémoration ?

Non, pas du tout. Pourquoi devrais-je inviter des candidats sous prétexte qu’ils ont 500 signatures alors qu’ils sont aux antipodes de ce que je considère comme la mission de cette commémoration ? Très clairement, cette commémoration refuse l’instrumentalisation des victimes. Elle est une occasion de rappeler le défi qui doit nous animer dans les années qui viennent, en ayant la lucidité et la clairvoyance pour dire que ce défi ne peut être relevé qu’avec un certain nombre de partis, et surement pas avec ceux qui instrumentalisent ceux qui ont tué nos enfants pour servir un projet politique qui n’a rien à voir avec notre vision de la République.

Stéphane Bou : Implicitement vous évoquez notamment ici Éric Zemmour. Nous aimerions savoir comment la communauté juive de Toulouse a réagi aux propos qu’il a tenu sur l’attentat et sur les victimes? Et par ailleurs, est-ce que la porosité aux discours de Zemmour qui instrumentalisent les victimes de l’islamisme, porosité qu’on a constatée chez certains juifs, se retrouve dans la communauté juive de Toulouse qui en a été directement victime ?

La communauté juive à Toulouse, du fait notamment de son nombre – elle n’est pas immense – est assez unie. Il n’y a pas, comme dans d’autres communautés, de querelles de chapelle ou d’égo, de tensions entre personnalités. Au contraire, on a plutôt une certaine forme de discipline politique avec des membres de la communauté qui sont, bon an mal an, sur les mêmes lignes. C’est un préalable important parce que ça marque une différence avec d’autres communautés où des personnalités peuvent faire entendre leur voix particulière plus que de raison. Ensuite, il y a ici une sensibilité propre aux attentats sur lesquels Zemmour a écrit. Je tiens à insister là-dessus, ce à quoi vous faites référence, ce n’est pas un écart de langage, Zemmour l’a écrit. Et il faut voir comment il l’a écrit. Il a activé la problématique stricto sensu de l’enterrement des victimes qui renvoie à l’accusation traditionnelle de double allégeance. Il a procédé à cette symétrie entre les victimes et leur bourreau qui est infâme. Mais il y a aussi sa phrase qui se réfère aux Tontons flingueurs sur la garbure…

Stéphane Bou : Il faut rappeler la violence de ces phrases auxquelles vous faites allusion, qu’on trouve dans La France n’a pas dit son dernier mot. Éric Zemmour écrit en effet : « La famille de Mohammed Merah a demandé à l’enterrer sur la terre de ses ancêtres, en Algérie. On a su aussi que les enfants juifs assassinés devant leur école confessionnelle de Toulouse seraient, eux, enterrés en Israël. Les anthropologues nous ont enseigné qu’on était du pays où on est enterré. Je me souviens de la tirade hilarante du chef mafieux dans Les Tontons flingueurs : ‘L’Amérique, c’est bien pour y faire de la garbure ou à la rigueur pour y vivre, mais pour ce que c’est de laisser ses os, il y a que la France.’ Assassins ou innocents, bourreaux ou victimes, ennemis ou amis, ils voulaient bien vivre en France, ‘faire de la garbure’ ou autre chose, mais pour ce qui est de laisser leurs os, ils ne choisissaient surtout pas la France. Étrangers avant tout et voulant le rester par-delà la mort. »

La garbure, c’est ce plat fourre-tout, autour duquel on s’assoit, qu’on mange à plusieurs, et on voit très bien tout ce que ça charrie comme imagerie. Citer les Tontons Flingueurs, une comédie populaire, pour parler des attentats, c’est d’une grossièreté… Et surtout, le sous-entendu, ici, c’est que ces enfants assassinés viennent manger, se gaver en France – ces enfants avaient entre six et dix ans – mais ensuite, pour ce qui est de leur corps, de leur squelette, ils vont ailleurs… Nicolas Sarkozy a réagi avec un propos, extrêmement simple, qui a le mérite d’être assez clair : à partir du moment où il a dit ce qu’il a dit sur les enfants, je ne me pose même plus la question de savoir si je dois ou pas voter pour Zemmour, il est disqualifié de la présidentielle. Là-dessus, je suis d’accord avec Sarkozy : Zemmour est disqualifié.

Cela étant j’ai, ici, en effet, deux personnes qui me parlent d’Éric Zemmour en permanence. Deux personnes aveuglées par la problématique de l’islam radical, par la problématique du terrorisme, obsédées par ceux qui ont tué nos enfants. Donc je leur dis et je leur répète que Zemmour est totalement disqualifié, qu’on n’a plus rien à voir avec ce type et qu’il n’a plus rien à voir avec nous. Il est dans un délire totalement irrationnel alors qu’il nous faut, au contraire, circonscrire son discours. Le circonscrire à ce qu’il dit du mal qui nous menace, de ce mal que les Français sentent bien, et que nous avons constaté ici depuis longtemps et dénoncé. Mais nous ne l’avons jamais fait et ne devons jamais le faire dans la proportion et avec la radicalité qui est la sienne. Ce discours de Zemmour n’est pas du tout la solution. À tout le moins, peut-il avoir une vertu : celle de réveiller les partis républicains qui ont longtemps voulu mettre la poussière sous le tapis et ont refusé de voir ce qui pouvait déliter la société française, ce qui pouvait abîmer le lien social entre nous. Mais la solution doit venir des partis républicains. Elle doit venir des anciens présidents de la République, du président de la République actuel, de Valérie Pécresse, de la gauche de gouvernement et de la social-démocratie de demain. Et surtout il ne faut pas s’arrêter au calendrier de la présidentielle d’aujourd’hui parce qu’Emmanuel Macron va être réélu et dès le lendemain de son élection tous ses obligés, tous les parlementaires, iront se chercher une nouvelle maison pour la prochaine fois. Il faut travailler ce personnel politique au-delà de la présidentielle. Cet événement commémoratif se veut donc aussi une contribution à une structuration intellectuelle de toute notre classe politique, de toutes les personnalités de la politique et de la société civile pour leur dire qu’il y a un problème, c’est l’islam radical.

Stéphane Bou : La classe politique vous paraît encore insuffisamment structurée sur ces sujets ?

Franck Touboul : Il faut le dire et le répéter, sans cesse, parce que comme vous deux le savez bien : avant on ne le disait pas ou on n’osait à peine le dire du bout des lèvres. Prenons la gauche, par exemple, à laquelle j’ai appartenu pendant longtemps. J’ai bien vu, moi, dans les années 2000, le gouvernement Jospin et son ministre de l’Intérieur de triste mémoire, Daniel Vaillant, incapable de conscientiser ce sujet qui a été maintes et maintes fois expliqué. On a bien vu la longue incapacité de la gauche à penser que les victimes de racisme pouvaient aussi être coupables d’antisémitisme. Mais il y aurait beaucoup à dire, par-delà ce seul exemple… C’est la raison pour laquelle on a souhaité que cet évènement ne soit pas qu’une commémoration, mais qu’il donne lieu aussi à un colloque, à un moment d’échanges et de réflexions, pour travailler sur ces questions. Dans l’organisation de l’évènement et dans sa temporalité, il y a aura d’abord, à l’occasion des dix ans, un moment d’échange et de réflexion pour construire quelque chose pour demain, et ensuite une partie commémorative d’hommage aux victimes à laquelle assistera le président de la République. Hommage à toutes les victimes, y compris celles des tueries de Toulouse et de Montauban, dont le CRIF prend seul la responsabilité.

Stéphane Bou : La mairie ne participe pas à l’évènement ?

Franck Touboul : Si, mais la « puissance invitante » c’est le CRIF.

Georges Benayoun : Quel est le thème du colloque ?

Franck Touboul : Il porte sur les dix ans à venir, sur la cohésion nationale autour de la lutte contre l’islam radical avec les musulmans de France. Il faut se mettre une minute à la place des musulmans de France. J’aimerais le dire sans aucune forme de discours conventionnel ou édulcoré : nous avons, nous juifs en particulier, une exigence de discernement alors que nos compatriotes musulmans, qui travaillent, qui sont infirmiers, médecins, chauffeurs de taxi, chefs d’entreprise, etc. subissent à longueur de journée, sur certaines chaînes d’information en particulier, cette espèce de globalisation, d’amalgame. Mais on doit aussi avoir une exigence vis-à-vis d’eux : ils doivent se faire entendre et bien insister eux-mêmes sur la nécessité de ne pas être amalgamés.

Nous, juifs, avons passé notre temps, dans notre histoire, à concevoir la responsabilité dans ce qu’elle avait d’intrinsèquement individuelle et de collective. On a essayé, le plus possible, d’avoir des actes, des positions, qui tenaient toujours compte de l’image qu’on allait donner individuellement mais aussi collectivement. On était éduqué en direction de cette responsabilité individuelle pour la communauté juive. On doit offrir aux musulmans de France l’occasion, non pas de se justifier pour dire « Je ne suis pas un islamiste radical », surement pas ça, mais d’aimer la République et de le dire. La République ils l’aiment parce qu’il n’y en a aucun qui a envie d’aller vivre en Algérie aujourd’hui, ni ailleurs. Il n’y a pas de débat et je crois que les Français, globalement, sont heureux dans leur pays, et c’est difficile de ne pas l’être en dehors des conditions personnelles qui peuvent être ponctuellement difficiles. Mais il faut donner l’occasion aux musulmans de faire davantage entendre leur voix sur ce point. Et donc, moi, j’ai invité beaucoup d’imams à cette commémoration et je suis très heureux que Latifa Ibn Ziaten[4] soit là. C’était mon souhait, c’est la démarche que je souhaitais entreprendre à l’occasion de cette journée. Ce n’est pas le cœur de l’évènement, mais c’est un aspect très important.

Georges Benayoun : Quelles sont les relations de la communauté juive avec les représentants de la communauté musulmane aujourd’hui à Toulouse ? Je pose la question parce que, quand j’y étais pour tourner le documentaire, j’avais pu constater un certain clivage : j’ai eu l’occasion d’interviewer l’imam de la mosquée du Mirail mais je pense aussi à cette fameuse sortie de l’imam de la mosquée d’Empalot qui citait le hadith antisémite par excellence, celui du Juif et du Rocher[5]

Il y a ce procès, qui est en appel, avec l’imam de la mosquée d’Empalot, qui est prétendument la grande mosquée de Toulouse, même si une plus grande mosquée ouvre prochainement au Mirail… D’une manière générale, il n’y a pas de relations avec la communauté musulmane. Mais il n’y a pas d’organisation de la communauté musulmane à proprement parler, donc c’est très difficile. Il y a un représentant du Conseil régional musulman, mais qui est un employé municipal et qui fait du mieux qu’il peut pour essayer de représenter quelque chose mais sinon il n’y a pas d’organisation communautaire musulmane centralisée. La ville de Toulouse a pris une initiative d’un conseil de la fraternité : y vient qui veut, mais on ne sait pas exactement qui ils représentent. La préfecture aussi a fait un acte important avec la charte de la laïcité.  Mais au quotidien, a fortiori depuis l’affaire de la mosquée d’Empalot, les relations entre la communauté juive et la communauté musulmane sont au point mort.


Propos recueillis par Georges Benayoun et Stéphane Bou

Notes

1 Jérôme Fourquet avait publié avec Sylvain Manternach, L’An prochain à Jérusalem ? Les juifs de France face à l’antisémitisme, Fondation Jean-Jaurès et Éditions de l’Aube, janvier 2016.
2 Haym-Vital Salfati était l’assistant-réalisation de Georges Benayoun lors de la conception et réalisation de Chronique d’un antisémitisme nouveau.
3 L’opération Sentinelle est une opération de l’armée française déployée sur le territoire français au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher de janvier 2015. Depuis sa mise en place, des militaires armés patrouillent sur le territoire national, notamment aux alentours des points sensibles, pour dissuader et empêcher des attentats.
4 Latifa Ibn Ziaten est la mère d’Imad Ibn Ziaten, militaire français, sous-officier du 1er régiment du train parachutiste de Francazal, assassiné par le même terroriste que les victimes de l’école Ozar Hatorah. Latifa Ibn Ziaten a fondé l’association Imad pour la Jeunesse et la Paix.
5 Le 15 décembre 2017, l’imam Mohamed Tataï prononçait un prêche à la mosquée d’Empalot de Toulouse devant 3500 fidèles dans lequel il citait le hadith dit du rocher : « Les Juifs se cacheront derrière les rochers et les arbres, et les rochers et les arbres diront : ô musulman, ô serviteur d’Allah, il y a un juif qui se cache derrière moi, viens le tuer. » À l’été 2018, le prêche est mis en ligne et choque la communauté juive du Toulouse. Le parquet de Toulouse se saisit alors de l’affaire et plusieurs associations (LICRA, le CRIF, etc.) se portent parties civiles. Lors de l’audience, en juin 2021, l’imam était jugé pour « incitation à la haine raciale ». Le parquet avait requis six mois de prison avec sursis mais l’imam a été relaxé par le tribunal judiciaire de Toulouse. L’imam exerce toujours à la mosquée d’Empalot.

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